Le XXIe siècle est le siècle de l’accès débridé à l’information et à la communication de masse. Cet accès a permis à toutes sortes de professionnels et d’amateurs de tenir blogs et chaînes de podcasts sur leurs sujets de prédilection, partageant publiquement leurs analyses et leurs connaissances sur des plateformes interactives. Si certains sont de haute tenue, comme le blog de Maître Éolas, qui décrypte pour le novice l’actualité judiciaire depuis 2004, beaucoup ne sont qu’un effet secondaire de la facilité technique de communiquer en masse : bénéficiant de l’effet borgnes/aveugles, c’est ainsi une majorité de blogueurs juste un peu plus qualifiée que la moyenne qui occupe la parole, l’opinion, l’espace. Pour dire quoi ? Trop souvent, c’est pour défendre une vision normative fondée sur une culture limitée, une expérience trop personnelle prise sans recul (ce que j’ai vécu est vrai, si c’est vrai pour moi, ça l’est aussi pour toi), ou encore un confusion entre connaissance (l’analyse de faits vérifiables) et opinion (le positionnement individuel de celui qui parle par rapports à ces faits). Les certitudes vont bon train, assenées avec un aplomb déconcertant, d’autant plus lorsqu’elles sont simplistes. Et vous savez comme je me méfie de la simplicité.
La photo n’échappe pas à la règle. Rien de mal en soi à partager sa passion et ses connaissances, c’est d’ailleurs ce que je fais moi-même. Le mal vient de l’endoctrinement sournois des débutants dans ses propres certitudes, alors que la vocation d’un pédagogue est d’ouvrir au novice le champ des possibilités, pour le laisser ensuite trouver sa propre voie. Dans cette démarche, la nuance et l’accumulation de contre-exemples historiques (dans une dissertation, c’est ce qu’on appelle l’antithèse) sont le meilleur désamorçage de la pensée unique. Là où la description de ce qui est possible devrait être la priorité, on subit des discours prescriptifs qui énoncent ce que devrait être une bonne photo, qui conchient la mode d’hier (la désaturation partielle) tout en lançant la prochaine (l’effet Brenizer), alors qu’il ne s’agit toujours que de modes pompées ailleurs et pas de style et d’approche personnels.
#Qui sont les professionnels ?
Les youtubers et les blogueurs qui tiennent le haut du pavé sont rarement photographes de formation. Ingénieurs, graphistes, designers 3D, techniciens informatique, ingénieurs du son, parfois même cadres commerciaux, ils sont souvent venus à la photo par une voie détournée. Rien de mal à ça, si ce n’est l’absence de formation artistique qu’ils n’ont pas tous pensé à corriger sur le tard, avant de lancer leur carrière de photographe de mariage local à temps partiel. Ce sont des gens souvent arrivés à l’art en passant par la technique et pas par la volonté de dire quelque chose.
Quand ils décrivent le photographe professionnel, ils n’y vont pas par quatre chemins [ref]Alex Ignacio, Thoughts on ‘Amateur’ and ‘Professional’ Photography, Petapixel. Article de blog : https://petapixel.com/2013/05/25/thoughts-on-amateur-and-professional-photography/[/ref] : le professionnel, c’est celui qui a une entreprise enregistrée, qui déclare ses revenus, paie ses cotisations, dépend de son appareil photo pour manger, et surtout facture ses prestations. Le professionnalisme serait donc uniquement un statut fiscal ? Un citoyen est-il uniquement quelqu’un qui paie ses impôts ? Pas un mot sur les compétences professionnelles, l’éthique professionnelle… À en croire de nombreux gourous français comme américains, le business est ce qui définit le professionnel. Dès que je trouve un pigeon pour acheter ma camelotte, je suis professionnel.
Mais professionnel de quoi ? J’ai cherché la chaîne YouTube d’Annie Leibovitz, celle de David Bailey, celle de David Lachapelle, celle de Steve McCurry ? La première n’a même pas de site web, juste des portfolios sur les sites des magazines où elle a travaillé, les derniers ont des chaînes mises à jour 2 fois par an par leur studio avec leurs interviews.
Il y a donc deux types de photographes professionnels qui parlent de photo : ceux qui se font interviewer pour en parler, et ceux qui ont le temps de produire leurs propres vidéos. Le succès inexistant des seconds entâche sérieusement leur crédibilité quand ils commencent à proférer des arguments d’autorité que rien ne vient appuyer (le cadrage centré c’est mal, la règle des tiers c’est le bien). Quand on sait faire quelque chose, on le fait, quand on ne sait pas le faire, on l’enseigne. J’ai tenté l’expérience des podcasts sur quelques sujets pas assez traités sur lesquels je pensais avoir des trucs intéressants à dire : pour 30 min de vidéo, j’ai pratiquement 4h de travail (préparation, tournage, montage). En 4 heures je peux retoucher 4 photos. Ai-je vraiment envie d’être celui qui parle d’un truc qu’il n’a plus le temps de pratiquer faute de trop en parler ? Qu’aurais-je à en dire si je ne le pratique plus ?
Nous sommes dans des pays libres, si certains photographes préfèrent se tourner vers la formation plutôt que vers leur cœur de métier, c’est leur droit. Le problème, c’est que les photographes primés[ref]Même si l’on ne peut pas limiter la valeur d’un artiste à sa reconnaissance commerciale ou à sa notoriété, on peut quand même raisonnablement supposer qu’un artiste primé par un jury de professionnels éduqués a apporté une contribution significative à l’art[/ref] n’ont pas forcément le temps de partager leur expérience dans des formations, et que ceux qui ont ce temps sont les autres. C’est donc en quelque sorte le bas du panier qui prétend assurer la formation de la relève. Au bout d’un moment, c’est bien gentil, mais ils racontent quoi à leurs étudiants ?
Sur YouTube, en tout cas, il vous disent quoi faire et quoi ne pas faire. Pas de tour d’horizon historique, pas de mise en contexte, pas de contre-exemple : faites de photo comme moi parce que j’en fais de la bonne. Même des photographes renommés, chez qui on excuserait volontiers les arguments d’autorité, se montrent beaucoup plus nuancés et humbles. Ceux-ci recommandent au contraire d’étudier l’histoire de la photographie, de voir un maximum d’expositions et de livres, de creuser quelque chose de personnel voire d’éviter les cours de photo.[ref]Kim, E. (2011). 35 Magnum Photographers Give Their Advice to Aspiring Photographers. Article de blog : http://erickimphotography.com/blog/2011/09/26/35-magnum-photographers-give-their-advice-to-aspiring-photographers/[/ref]
#De la manière de définir l’art
La photo est un art. Les photographes (en réalité, les peintres passés à la photographie) de la fin du XIXe et du début du XXe siècles se sont assez battus pour que la photo obtienne cette reconnaissance, tant au niveau académique par leurs pairs, que légale puisque la loi protège les œuvres originales mais pas les reproductions (et vu qu’en photo, un « tirage original » est déjà une reproduction d’un négatif, ce n’était pas gagné).
Il existe principalement deux façons de définir l’art :
- par ce qu’il a été, en analysant l’art du passé,
- par ce qu’il devrait être, en établissant un idéal qu’on traduit en préceptes.
La première manière est descriptive, et va se périmer aussi vite qu’un nouveau Jackson Pollock ou qu’un nouveau Pablo Picasso vient jouer les trublions. La deuxième est prescriptive, c’est ce que fait par exemple Boileau dans l’Art poétique. Si les éditeurs s’en étaient tenus à l’Art poétique pour décider de ce qui était de la poésie ou pas, on n’aurait eu ni Beaudelaire, ni Éluard, pour ne citer qu’eux (pour Boileau, la vraie poésie c’est l’alexandrin). La première manière est stérile, la seconde est stérilisante. Pourtant, ça n’empêche pas les papes de la youtubosphère de vous dire quoi faire et quoi ne pas faire, ce qui fait et défait une bonne photo, la mode qu’il faut suivre et celle qu’il faut jeter.
L’art échappe à une définition figée. Qu’est-ce qui en est ? Qu’est-ce qui n’en n’est pas ? Qui a le pouvoir d’en décider ? Quand peut-on en décider ? Comment fait-on la différence ? On peut aisément définir de façon théorique ce qu’est ou ce que devrait être l’art, mais décider si telle œuvre précise en est ou pas est beaucoup plus délicat.
La seule certitude semble être qu’une œuvre doive être originale. Ce qui a déjà été fait n’a plus d’intérêt. L’art est condamné à une fuite en avant pour faire constamment de la nouveauté, condamné à se réinventer en permanence, quitte à faire de la merde.
Ce qui fait science, c’est la méthode, ce qui fait art, c’est la démarche.[ref]Je parle ici de l’art « pratique » des ateliers d’artistes, pas du concept d’art des philosophes qui traite l’œuvre achevée et n’a parfois rien de commun avec la réalité de la pratique artistique.[/ref] Pour l’artiste, la démarche est la façon de traiter le problème créatif. La démarche peut être documentaire, polémique, narrative, esthétique, alambiquée. Elle est à l’artiste ce que l’angle est au journaliste. Sauf que la démarche de l’artiste est bien plus personnelle, et non soumise à des contraintes d’objectivité. Thomas Hammoudi présente sur son blog une définition intéressante de la démarche artistique basée sur la définition kantienne du beau[ref]Hammoudi, T. (2016, 1er septembre). La démarche photographique. Article de blog : https://thomashammoudi.com/la-demarche-photographique/[/ref] :
Voilà, la démarche photographique c’est ça. Prendre son appareil (forcément…), s’exprimer, conceptualiser, et arriver au beau ou non sans que cela n’ait un impact sur la valeur de ce travail.
Partant de là, tout conseil est suspect. Il y a le conseil personnalisé qui vous pousse à vous dépasser, celui d’un mentor qui a vu votre potentiel et vous pousse à l’exploiter à fond. Et puis il y a le conseil normatif, conservateur, qui vous pousse à rentrer dans le rang et vous dissuade. La personne qui vous conseille se base trop souvent sur sa propre pratique, ce qui est un non-sens car cette pratique est forcément déjà éculée au moment où on la présente. C’est donc à chacun de trouver sa propre voie, à l’écart des bon conseils. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs.
#De la manière d’enseigner (l’art)
Pour autant, faut-il tout ignorer ? Certes pas. Chaque photographe, à partir d’un certain niveau, peut vous apprendre quelque chose, pour peu qu’il se borne à parler de ce qu’il fait et non de ce que vous devriez faire. Les autres sont à la fois une réserve d’inspiration et une collection de choses à ne pas reproduire, puisqu’elles existent déjà. Cependant, le fait qu’elles existent déjà ne signifie par que vous y auriez pensé tout seul. Les musées sont de précieux lieux d’ouverture, sur des approches différentes et surprenantes, osées, marquantes. Ceci dit, je n’ai trouvé sur YouTube qu’une seule chaîne consacrée à l’histoire et à la culture de la photographie : The Art of Photographie (en Anglais). La démarche de son auteur, Ted Forbes, diplômé en jazz et ancien professeur de photo à l’université d’Austin (Texas), est bien de présenter ce qu’il est possible de faire à travers les photographes marquants, plutôt que d’orienter son public vers telle ou telle partie qui trouverait grâce exclusivement à ses yeux.
Le débutant (comme le confirmé qui manque de confiance en lui) a besoin de repères et de bases. Il est donc enclin à absorber toute doctrine permettant de lui donner un cadre (règle des tiers, mise au point sur les yeux, couleurs bien saturées, horizon droit etc.), sans avoir le recul pour séparer la connaissance de la croyance, le style de la mode. Il y a donc un enjeu quasiment éthique de la part des wannabe profs d’arts (qu’ils soient youtubers, blogueurs, etc.) à savoir s’ils veulent se positionner comme des passeurs de connaissance qui élargissent l’horizon des possibilités (en montrant différentes approches, différentes techniques), ou comme des gourous qui vont enfermer l’élève dans la seule pratique qui trouve grâce à leurs yeux, en oubliant soigneusement tout ce qui, dans les musées et les galeries, leur donne tort.
En soi, les gourous ne font pas grand mal, si ce n’est qu’il propagent une inculture pleine d’assurance et contribuent à appauvrir le débat. Mais ils font perdre du temps aux débutants sérieux en polluant les internets de contre-vérités, et gagnent un public toujours plus large, surfant sur la vague des loisirs créatifs et du DIY, que leurs formats courts, dynamiques et colorés distrayent d’un fond sans substance ni nuance.
Il y a soit de la malhonnêteté, soit un grave manque de recul de la part de ceux qui prétendent vous dire ce qu’est une bonne photo et comment la réaliser. Un bon prof pose de bonnes questions et guide son élève jusqu’à ce qu’il y réponde lui-même. C’est le curé qui amène des vérités à des questions que personne ne lui a posées.
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