Le fichier audio ci-dessus est enregistré en stéréo spatialisé, écoutez le avec un casque audio pour une expérience plus immersive.
Il y a plusieurs années que l’idée de mélanger ambiances sonores, musique et photographie me trotte dans ma tête, pour créer une sorte de poésie globale. Ma première expérience date de 2017, avec une vidéo dont j'avais improvisé et enregistré la musique, suivie par une seconde en 2018, réalisée avec les moyens du bord à Montréal.
La vidéo a ce double inconvénient d’avoir un bilan carbone déplorable, et d’emmerder les gens s’il ne s’y passe rien. Le public, probablement conditionné par le cinéma hollywoodien, veut de l’action, ou tout du moins une histoire, même si toutes les histoires finissent par se ressembler en maniant les mêmes thématiques pour raconter sensiblement la même chose. D’ailleurs, la littérature n’y échappe pas non plus : Proust et ses descriptions, lyriques et interminables, restera à jamais de la lecture d’intello.
La juxtaposition photo/ambiance sonore pourrait permettre de construire un expérience contemplative plus tridimensionnelle sans avoir à gérer les attentes narratives implicites suscitées par la vidéo, tout en permettant un post-traitement plus léger et un cycle de vie beaucoup plus économe en énergie. On peut même envisager le cinémagraphe et en profiter pour jouer avec l’ASMR.
Ici, j’ai recours à 4 micros pour enregistrer l’ambiance sonore à 360 °, puis je filtre le son numériquement pour obtenir une couleur de son plus chaude et moelleuse. Il faudra probablement que je programme moi-même un outil pour créer des cinémagraphes à partir d’une rafale de photos, dans un futur proche. Il existe déjà des formats numériques de conteneurs d’images pour le cinémagraphe qui permettent aussi d’encapsuler du son de façon très efficace du point de vue du stockage et de la consommation d’énergie.
J’ai vu cette semaine l’interview de Jean-Christophe Béchet par Laurent Breillat et Thomas Hammoudi. Il y a plusieurs choses qui me dérangent dedans. D’abord, l’objectification de la photo : la croyance selon laquelle la photographie n’existe que via son support matériel, livre ou tirage, et seulement à l’état d’image latente, inachevée, sous forme numérique. J’apprécie un beau tirage autant que n’importe quel photographe, mais ça pose deux problèmes :
- un livre convenablement imprimé coûte au moins 60 €, un tirage convenable coûte au moins 80 € sans encadrement,
- livre ou tirage, il faut de la place pour l’exposer ou l’entreposer, place qui finit par manquer assez vite.
L’effet pervers de l’objectification de la photo, c’est donc un embourgeoisement certain et une sélection du public par l’argent, mais aussi par proximité géographique en ce qui concerne les expositions. D’autant plus que le tirage impose une exposition en galerie, et le livre un éditeur plus un réseau de distribution, donc l’artiste est intimement dépendant du bon vouloir du Capital pour diffuser son œuvre. Or le Capital n’investit dans un truc que dans la mesure où il anticipe un bénéfice commercial, autant pour la liberté artistique. Ça renforce aussi la frontière psychologique entre « photo d’art » et « photo de consommation » (les gourmets et les gourmands) qui existe entre l’iconographie réservée au web et aux réseaux sociaux, et la culture approuvée par l’élite via son soutien financier et la mise à disposition de ses réseaux, en construisant de la valeur perçue par raréfaction artificielle d’un produit par ailleurs parfaitement reproductible. L’art officiel, patenté voire sanctifié, est dans les livres ou dans les cadres, le reste, à destination des masses, est donc dévoyé et sans valeur. Paradoxe dans une profession globalement ancrée politiquement à gauche, qui prouve qu’elle peut manquer singulièrement de réflexivité quand elle n’oublie pas de mentionner toutes les galeries où elle a été exposée et les magazines où elle a été publiée sur son CV ou sa biographie. Il est très important d’être validé par les gens ayant bon goût, et celui-ci est l'apanage de la vieille élite qui n'a rien à prouver.
Ensuite, la distinction ontologique entre photo, cinéma et peinture me dérange. La photo, c’est ceci, à l’exception de tout le reste, le cinéma, c’est cela, à l’exception de tout le reste. Le cinéma s’expérimente sur écran, la photo sur papier, chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Effectivement, puisque l’hypothèse de base est que l’image numérique est une image embryonnaire, et que le produit fini est sur papier. Sauf que c’est un peu trop confortable pour être honnête et que l’hypothèse de base est fausse.
Les écrans modernes sont en train de dépasser le papier, en terme de possibilités de restitution des couleurs et des contrastes. Le papier est finalement un support assez médiocre : à peine 2.6 de Dmax en noir et blanc, presque la moitié en couleur, ça n’est pas une plage tonale incroyable et il faut faire des sacrifices/compromis avec. Utiliser son écran comme un simple moniteur, c’est à dire comme un dispositif de contrôle et de prévisualisation, est ignorer cette réalité technique.
L’argument selon lequel on ne maîtrise pas l’écran du spectateur (c’est à dire ses réglages de contraste et de colorimétrie) peut être retourné contre le tirage papier : on ne maîtrise pas non plus sous quel éclairage le tirage sera vu, que ça soit sa température couleur, son indice de rendu des couleurs, ni l’homogénéité de l’éclairement sur la surface du papier, ou encore l’angle d’incidence et les reflets ainsi créés sur les surfaces brillantes. Donc on ne maîtrise pas plus le rendu des couleurs, sur le tirage, puisqu’on ne maîtrise pas les conditions de visualisation. De plus, l’éclairage ambiant, autour du tirage, influence aussi la perception de la luminosité, de contraste et de la saturation des couleurs dans le tirage, par les effets physiologiques Stevens, Bartleson-Breneman, Hunt et Bezold-Brücke. En réalité, on sait corriger numériquement certains de ces effets en ayant recours à des modèles d’adaptation de la couleur (CAM), donc en réalité, un écran muni de quelques capteurs de luminosité ambiante pourrait permettre à un logiciel de visualisation d’images d’appliquer les adaptations chromatiques nécessaires pour que l’image apparaisse la même peu importent les conditions de visualisation.
Je pense qu’on passe ici à côté de la puissance de l’écran en particulier et du multimédia en général, et de leur potentiel, forcément encore inexploité par des photographes qui ont trop souvent peur de leur ordinateur et qui ne sont pas la catégorie d’artiste qui a le plus d’imagination, habitués qu’ils sont à travailler au crochet du réel. Dans un ordinateur, la distinction image, son, vidéo, peinture, simulation 3D, etc. n’a plus de sens puisque ces réalités cohabitent toutes dans la même boîte. Un pixel est un pixel, c’est à dire une intensité lumineuse codée sur une unité de surface, peu importe qu’il émane d’un capteur d’appareil photo, d’un scanner ou qu’il ait été « peint » à la tablette graphique, qu’il soit au milieu d’une image unique ou d’une séquence. Tout au plus, ces différentes réalités sont-elles des métaphores qui rendent l’abstraction logicielle un peu plus concrète et un peu moins effrayante. Faut-il continuer à diviser l’ontologie des arts graphiques sur des distinctions techniques héritées d’un medium aujourd’hui dispensable et optionnel ?
Une image est une image, et les filtres numériques appliqués sont les mêmes, qu’on fasse de la peinture numérique ou de la retouche photo, les contraintes d’affichage et d’écran sont les mêmes, et il n’y a pas de raison technique de séparer les usages dans des logiciels différents, autre que la nécessité de fournir un outil spécialisé et optimisé pour des artistes qui ont subi la transition numérique sans vraiment l’embrasser, et souhaitent continuer à vivre dans une métaphore analogique héritée d’une époque dont ils connaissent les tenants et les aboutissants, mais qui leur ferme tellement de possibilités… Je rêve de fusionner la photo et la peinture et de pouvoir mixer les deux, comme Pierre et Gilles, de façon totalement transparente dans mon pipeline logiciel graphique.
Et dans cette optique, la transmission numérique, dématérialisée (en apparence), est la plus grande chance de tous les temps offerte aux artistes pour toucher démocratiquement un public non déterminé socialement et géographiquement, en court-circuitant tous les intermédiaires commerciaux et sans avoir besoin de l’approbation du Capital. Pour peu, effectivement, qu’on construise des interfaces numériques d’affichage du contenu qui ne soient pas juste des vitrines dématérialisées, et qu’on embrasse l’outil en entier. Et là, il va falloir faire preuve d’imagination. Mais je pense que se concentrer sur le medium, c’est confondre le signifiant et le signifié. L’objectif de l’art est d’être expérimenté par un public (dès lors qu’on choisit de l’exposer). Peu importe le support, ce qui compte c’est l’expérience.
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