Les sites de photographie, principalement américains, car il semble qu’on n’innove que là-bas, ne manquent jamais de marteler à quel point les réseaux sociaux sont une chance autant qu’un passage obligé pour le photographe professionnel. I.n.d.i.s.p.e.n.s.a.b.l.e on vous dit, vous en passer, c’est avoir tout faux.
On se répand alors à qui mieux-mieux sur les meilleures stratégie de social marketing pour faire succès. Cherchez, Google est saturé de ces articles qui expliquent comment tirer parti à 100 % de ces réseaux fabuleux.
Moi, là, j’ai un problème : un truc ne peut pas être simultanément une chance et une nécessité. Il fait choisir. En réalité, c’est une technique de manipulation qui consiste à chatouiller en même temps ton sens des responsabilités et ton sens des opportunités, pour bien te faire sentir que tu es un entrepreneur raté si tu ne te conformes pas. Un propos bien sectaire qui ne peut venir que de la bouche d’un converti dur de dur.
Alors, pour bien te démarquer de la masse, tu vas faire exactement comme tout le monde et ouvrir la millionième page de photographie sur Facebook, la même sur Instagram, et puis tu fais comme ça le tour des places to be : 500 px, Flickr, Instagram, etc. Et puis là, tu vas batailler pour attirer un peu plus d’attention que la concurrence. Rapidement, tu comprends les ficelles : il faut faire comme les autres, mais en légèrement plus cool. Les gens aiment ce à quoi ils sont habitués, alors il ne faut pas trop les perturber, mais ils aiment aussi avoir l’impression que c’est nouveau, alors il faut le perturber juste un petit peu à la fois. Un peu comme une chanson de Lady Gaga : c’est une fille géniale, quand on entend sa musique, ça sonne comme exactement tout le monde mais à chaque fois avec un petit plus complètement nouveau qui la fait sortir du lot. Un rythme, un timbre, et bien sûr, sa légendaire excentricité décorative au service de sa particularité commerciale. Elle distille ses innovations musicales au cours de sa carrière comme le gouvernement français distille les lois liberticides : à petite dose, le temps qu’on s’habitue, et que ça glisse tout seul.
En fait, le succès, sur les réseaux sociaux, c’est de suivre plein de gens et de leur mettre tous les jours une tape dans le dos en commentaire, pour être sûr qu’ils s’abonnent. Et on y va franco dans l’hyperbole laudative, trop n’est jamais assez. En soi, c’est vrai, faire connaître son travail sans subir les éditeurs de magazines rétrogrades n’a jamais été aussi démocratique. Sauf que c’est démocratique pour tout le monde en même temps. Donc c’est encore plus facile de se retrouver noyé dans la masse. Retour à la case départ : ça n’a jamais été aussi facile de n’être personne. Et de le rester. « Plus ça change, plus c’est pareil » (Coluche).
Alors, on découvre que les heures perdues investies dans le réseautage, le papillonnage et la congratulation sur les profils des copains, à l’affût de leurs miettes, ne paient pas si bien que ça : on ramasse difficilement une centaine d’abonnés, dont un pourcentage variable mais infime voient nos publications, et un pourcentage encore plus infime interagit avec elles, qui est la condition requise pour qu’elles obtiennent une visibilité « gratuite ». Le retour sur investissement fait peur.
Oui, parce que les réseaux sociaux te laissent créer leur contenu (donc leur valeur) avec ton petit appareil photo et ton petit ordinateur (que tu finances), mais ils ne vont quand même pas faire ta pub à ta place non plus… Si tu veux que tes abonnés te voient, il faut alors « sponsoriser » tes posts. Arrêtons-nous deux minutes sur ce terme : sponsoriser. Normalement, on sponsorise quelqu’un d’autre, qu’on aime, quand on a un surplus de budget. Se sponsoriser soi-même, ça n’a pas de sens. Encore un enfumage dialectique pour te faire avaler la couleuvre : tu dois payer pour que ton travail soit vu, et pour que les gens qui se sont volontairement abonnés à ta page reçoivent ce pour quoi ils sont abonnés. Marketing de base : tu créées l’attente (la notoriété/publicité), puis la frustration (personne ne voit mes publications), puis tu promets une solution miracle implicant de passer par la caisse (les publications « sponsorisées »), et là, les gens te lâchent leur cash avec un empressement digne d’un puceau dans mamie.
Je n’ai pas de problème avec la publicité : on paie pour faire connaître un produit, en espérant un retour sur investissement. Oui mais… Quand tu es photographe, ton produit c’est ce qui est dans la publicité : le contenu visuel. S’il faut payer pour que tes images soient vues, en fait on te fait payer ton produit.
Là à ce stade, tu n’as pas encore généré un centime. Pourquoi ? Parce que maintenant, les marques et les clients ne veulent plus des photographes, ils veulent des influenceurs, c’est à dire des personnalités virales (mais pas contagieuses) qui, par leur seule présence, peuvent assurer la promotion de leur produit auprès de leur public, en plus de faire le boulot de prise de vue et de retouche. Un genre de studio photo et agence de pub intégrés en un seul professionnel freelance charismatique, si possible sympathique pour que les gens s’identifient.
En échange, et bien les marques et les clients promettent des machins gratuits, de la visibilité, rarement des vrais paiements. Le marché de la visibilité se porte bien, il faudrait que j’essaie de payer mes courses avec. C’est cette monnaie d’une étoffe si fine qu’on la voit à peine, et c’est du dernier chic à la cour. La monnaie de ce marché de dupes n’est dépensable que sur ce même marché de dupes : on s’échange de la visibilité contre de la visibilité, dont le cours est fixé par le nombre d’abonnés.
Donc là tu réalises qu’être photographe, ça ne suffit pas : il faut être une micro agence de comm’. Premièrement, tu réécris ta bio : tu n’es plus photographe, tu es artiste visuel. Tu ne fais plus de la photo, tu fais du story-telling visuel. Tu es aussi entrepreneur, écrivain, coach de vie, blablabla. Et là tu lances ta première pub. 22 € de moins plus tard, tu as 2 abonnés en plus, et tu découvres que les tarifs de Facebook sont absolument nébuleux : tu leur donnes un budget maximum quotidien qu’ils gèrent comme ils le veulent, et c’est quand tu reçois la douloureuse que tu découvres que tu paies 0,36 € par clic sur ta pub et que pour 22 €, 550 personnes ont vu ton message (tarifs de juillet 2017).
On a compris l’idée : pour que les réseaux sociaux commencent à rapporter, il faut y investir un temps considérable qui n’est payé par personne, vu que le boulot du photographe est de produire des images, et que personne ne veut payer pour les utiliser, mais qu’il faut payer pour être vu, parce qu’on n’est pas engagé sur la qualité de son travail mais sur sa notoriété, utilisée à la fois comme métrique de la qualité mais surtout comme vecteur de communication. Et sauf rare exception, les réseaux sociaux n’ont aucune politique de rétribution des créateurs qui leurs fournissent le contenu qu’ils monnétisent.
En pratique, ce qui fait vivre la photo professionnelle en ce moment, c’est le marché de la formation pour amateurs. Même les modèles se mettent à faire des séminaires de formation pour photographes : portrait, nu, éclairage studio, parfois même culture et histoire de l’art. Ça permet non seulement d’éduquer, donc de créer, son marché, mais surtout d’utiliser l’angoisse des débutants pour créer des produits de formation à haute rentabilité (tarif élevé par participant, plusieurs participants, matériel non fourni). D’ailleurs, ici même, sur ce site, je tiens deux caisses de dons séparées, qui correspondent à deux budgets différents :
- la caisse « photos », dédiée aux images, avec 0 € récoltés pour 12000 € investis (sur 4 ans),
- la caisse « articles », dédiée à l’analyse, avec 66 € récoltés pour 11000 € investis (sur 2 ans).
On pourrait se dire que mes photos sont nulles et n’intéressent personne, mais ma mailing-list photos contient à ce jour 1,6 fois plus d’abonnés que ma mailing-list articles. Donc on a peut-être ici un problème de perception de la valeur : le texte (ou l’analyse qu’il véhicule) serait plus valorisé que l’image (ou que les idées et sentiments qu’elle transmet). Pourquoi ? En coulisse, c’est en moyenne autant de travail. En terme de compétences, c’est à peu près aussi difficile. À mes yeux, la valeur est similaire. Le lecteur n’a pas mes yeux…
Les likeurs ne sont pas des payeurs, mais des resquilleurs, toujours prêts à consommer, sans jamais rien donner en retour. Minh-Ly a 14 400 abonnés sur sa page Facebook, 2 600 amis sur son profil, 18 000 abonnés sur Instagram. Un jour, on se dit qu’on va se faire un compte Patreon commun avec des séries qu’on construit tous les deux, éventuellement un peu plus érotiques que ce qu’on publie en accès illimité. En plus, elle travaille depuis un an sur une série, La revanche de la modèle, où c’est elle qui photographie ses photographes, parfois à poil. C’est quand même assez amusant.
On utilise principalement ses profils sociaux pour lancer la chose, le 10 décembre 2017. Tout le monde est super heureux pour nous, on reçoit plein de messages d’encouragement. Prix d’entrée unique : 5 USD/mois pour un accès cumulatif aux séries ultérieures. On poste 4-5 fois par mois. Et bien aujourd’hui, 7 mois après, on a 10 supporters, tous photographes (canadiens, américains, allemands - surtout pas français), pour un total de 61 USD/mois avant déduction de la commission Patreon. 10 souscripteurs sur un total de 35 000 abonnés cumulés, dont la majorité sont explicitement là pour la partie érotique. 0,31 pour mille de conversion, est-ce qu’on fait à ce point de la merde ? Ou est-ce l’abonné social qui est par nature un resquilleur ?
Dans une économie matérielle, la transaction est le préalable obligatoire à l’accès au contenu : il faut payer le support de ce contenu (papier, CD, DVD, etc.). La transaction est donc l’occasion de prélever, a priori, une participation du lecteur-client au travail. Dans une économie digitale, l’accès au contenu est possible sans transaction puisque le support est dématérialisé, et donc gérer la participation au travail est plus difficile. En effet, l’ADN du web est la gratuité puisque ses origines sont d’abord l’échange d’informations entre scientifiques professionnels (donc déjà payés par des laboratoires), puis dans l’amateurisme éclairé (la déferlante de pages personnelles HTML 1.0) et l’opensource/hacking (GNU-Linux, logiciel libre, etc.). Changer le modèle en cours de route est perçu comme une trahison par l’utilisateur qui paie sa connexion internet.
Le problème est que le web 1.0 gratuit était un web de l’information, fait de lecteurs-contributeurs, en ce sens que les scientifiques et les amateurs éclairés l’utilisaient comme support de collaboration, pour produire quelque chose d’autre. Dans un contexte collaboratif, chacun donne et profite simultanément. La démocratisation du web et l’apparition du web 2.0, celui du divertissement, introduit le lecteur-profiteur : celui qui profite de l’accès libre sans contribuer en retour. C’est le téléspectateur qui change d’écran. À ce moment là, le web collaboratif se transforme en web médiatique, avec une séparation de l’offre et de la demande de contenu. Et le web, qui était un outil de communication, devient un média de diffusion de produits dématérialisés.
Mais le système devient beaucoup moins honnête pour les contributeurs, qui sont alors mis en concurrence avec leurs collègues par des profiteurs qui ne contribuent pas mais dont les comportements sont ceux de consommateurs, avec des attentes de qualité et de quantité. Ce qui était une opportunité vertigineuse de partage et de diffusion de son travail devient alors une contrainte où l’on doit monopoliser l’attention et saturer l’offre pour se faire sa place au soleil. Car, pour être vu dans un contexte de multiplication et de mise en concurrence des sources, il faut être meilleur que la concurrence, donc investir, donc se professionnaliser, mais tout ça dans un contexte qui, précisément, repose sur la gratuité donc sur l’amateurisme. C’est une injonction paradoxale que de demander à l’amateur de se professionnaliser pour offrir une meilleur qualité, mais au professionnel de rester amateur car on veut son contenu gratuit.
L’aliénation du travailleur dans son produit a la signification, non pas seulement que son travail devient un objet, prend une existence extérieure, mais aussi que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui et devient une puissance autonome relativement de lui, de sorte que la vie qu’il a prêtée à l’objet vient lui faire face de façon hostile et étrangère — Karl Marx, Manuscrits de 1844
La définition marxiste de l’aliénation est encore assez mignonne, en fait : le travailleur est séparé de son travail, rendu étranger à lui par l’industrialisation, et il ne peut se payer la richesse qu’il a lui-même produite, car son travail enrichit un autre. L’industrie version Tayloriste, ça va encore car, si le travailleur est dépossédé de son travail, personne ne lui demande de troquer son salaire contre des frais.
Avec les réseaux sociaux, l’aliénation marxiste s’applique non seulement puisque les créateurs voient les réseaux s’approprier leur travail sans contrepartie, mais on est encore un cran au-dessus :
- il faut payer pour travailler,
- il faut payer pour diffuser son travail,
- une fois diffusé publiquement, le travail n’a plus de valeur marchande. Pourquoi acheter le livre ou le CD si je peux obtenir le même contenu gratuitement sur le web ?
Même en imaginant que le créateur soit en fait un artisan qui utilise les réseaux sociaux pour publiciser ses services et produits personnalisés :
- l’artisan n’est plus recruté pour sa compétence mais pour la taille de son réseau d’influence,
- l’artisan n’est plus salarié (ou affilié) mais freelance, et doit donc assumer seul tous ses frais et les risques financiers de son activité (maladie, accidents, ruptures de contrats),
- l’artisan est payé en monnaie sociale, la visibilité, alors que ses frais sont monétaires et non échangeangeables contre de la visibilité.
Ici, la seule solution est donc de miser sur les contributions volontaires (dons) puisque :
- on peut difficilement exiger du lecteur-profiteur qu’il paye l’accès au contenu a priori (sans l’avoir vu) sans avoir une réputation établie, donc on exclue cet usage pour un créateur qui veut faire connaître son travail,
- on ne peut plus vendre un contenu que le client vient de consulter, puisqu’il est déjà « consommé »,
- on a besoin de promotion pour assoir sa réputation, mais on ne peut plus vendre le contenu qu’on a utilisé comme promotion : on est donc obligé de travailler à perte.
Au final on se rend bien compte que l’économie de la rareté, où l’on restreint l’accès au contenu pour augmenter sa valeur perçue et donc justifier son paiement, est une tentative limitée de reproduction des paradigmes matériels à l’économie dématérialisée. Le problème, c’est que l’économie de la diffusion de masse n’en est pas une, puisque sa monnaie est la visibilité et qu’elle n’est pas convertible dans le domaine matériel, pour payer les frais et les salaires.
Alors, on a les sites de stocks : Adobe Stock (qui a racheté Fotolia), Shutterstock, etc. Le principe est de laisser ses photos à la plateforme, qui va vendre des licences d’utilisation à des prix dérisoires aux éditeurs de journaux, livres, CD et aux publicitaires, ainsi que proposer des cliparts à intégrer et à modifier dans des montages et infographies. Placer ses images dans une archive stock suppose donc de perdre totalement le contrôle de son œuvre en perdant le contrôle sur ses réutilisations, modifications, etc. On ne sait pas qui va l’utiliser et comment, ni même la légende qui sera apposée et l’idéologie qu’elle pourrait servir à défendre.
La dernière option est donc de diffuser d’abord en faisant passer le chapeau après, en pariant sur la probité des lecteurs-profiteurs. Mais on l’a vu, les résultats sont décevants, il y a peu de lecteurs prêts à jouer le jeu. Ensuite, pardon mais la psychologie de la chose est loin d’être anodine : on est à limite de la mendicité, en situation de dépendance complète vis à vis du lecteur-profiteur qui a tout pouvoir, puisqu’on n’a plus aucun levier de négociation une fois le contenu diffusé.
La fallacie du réseau social en tant qu’opportunité pour le créateur de contenu est donc de faire miroiter l’espoir de la conversion du fan en client, qui implique une économie de rareté (car le client rationnel ne paiera pas du contenu disponible gratuitement par ailleurs), quand, en pratique, son modèle de fonctionnemment est la diffusion de masse (qui suppose d’abandonner son contenu gratuitement pour la promotion et la visibilité), mais tout en recréant une économie de rareté sur la visibilité des publications (moins vues si non sponsorisées). C’est vicieux et génial ! Le seul à qui ça ne profite pas, c’est le créateur.
L’aliénation marxiste se traduit, dans le modèle, par un autre effet : l’intériorisation de cet asservissement comme une nécessité naturelle. Ici, on est en plein dedans : plus personne n’ose imaginer un modèle de promotion/marketing excluant les réseaux sociaux. On n’échange plus son adresse email, mais son profil Facebook. On ne s’envoie plus de SMS, on utilise Messenger. Tout le monde s’en plaint, mais tout le monde persiste. Et, bien sûr, tout le monde pleurniche sur Facebook, comme ils censurent nos nus en pompant nos données, mais tout le monde reste là, parce que c’est « pratique », et que « tous mes amis sont là ».
Pour Marx, l’origine de l’aliénation du travailleur est la transformation de l’artisan en ouvrier par l’industrie : la division des tâches qui rend le travail monomaniaque et débilisant, la séparation entre les tâches manuelles et intellectuelles qui prive l’ouvrier de toute créativité en le maintenant en position d’exécutant, la perte de la finalité du travail (le produit), l’appropriation du résultat du travail par un tiers qui va l’utiliser pour s’enrichir alors que l’ouvrier ne peut lui-même se le payer et n’en verra pas le bénéfice, etc.
La révolution numérique, via la trousse à outils informatique qu’elle offre, tend à ressusciter l’artisan sous forme numérique. En photo, un seul photographe équipé d’un appareil photo, d’un ordinateur et d’une imprimante peut, moyennant les compétences adéquates, remplacer tout un laboratoire photo de 3 personnes. Grâce aux logiciels et à l’électronique, il peut même effectuer son travail à la terrasse d’un café ou dans le train, et en un temps record. L’artisan numérique peut alors travailler seul, à son compte, en pilotant toute son entreprise depuis un simple ordinateur : de la publicité aux factures, en passant par la comptabilité, les impôts, les relations clients, etc.
Le problème, c’est que l’artisan numérique freelance est seul, donc vulnérable. À la différence de l’employé, une grande partie de son travail… n’est pas son travail : droit, gestion/administration, comptabilité, promotion, prospection, maintenance, etc. Non seulement ce temps de travail n’est pas facturable, mais il n’y est pas forcément ni formé ni doué. D’où une impression d’être parfois en slip dans la forêt, vulnérable. Ce qui a fait l’artisan numérique, ce sont les plateformes web : celles où l’on peut partager ses photos, vendre ses créations, contacter des partenaires, trouver des clients. Cette dépendance à des plateformes numériques, administrées selon les règles arbitraires de sociétés privées, souvent spécialisées dans la revente de données personnelles, le place en position de travailleur précaire, totalement soumis au bon vouloir de ces sociétés, et seulement toléré.
Quand Facebook censure certains contenus pourtant légaux, quand il change les règles de visibilité en cours de route, le créateur isolé subit la loi d’une entreprise, sans aucune protection ni garantie. Pour ça, les ouvriers s’étaient regroupés en syndicats. Où sont les syndicats de youtubeurs ? de podcasteurs ? de blogueurs ? de modèles ? Ils commencent à peine à apparaître. Le prolétariat marxiste s’est transformé en précariat uberisé. Mais comment fédère-t-on la diaspora des freelance ? Dans quels locaux ?
Incidemment, peut-on encore considérer que des plateformes sociales ne soient que des media privés, à mi-chemin entre le site de petites annonces, le journal intime et l’album de famille ? S’ils deviennent le lieu de la concurrence entre professionnels, ne devraient-il pas être soumis à des obligations de neutralité ? Peut-on encore traiter Facebook comme un simple site web privé quand un tiers de l’humanité y a un compte ? Peut-on laisser les GAFAM censurer le contenu légal en fonction de leurs idéologies quand ils drainent 80 % du trafic internet mondial et que leurs conditions d’utilisation sont en pratique la loi du web pour le monde entier ? Est-ce que ce sont les plateformes qui fournissent un service aux utilisateurs, ou bien les utilisateurs qui fournissent de la marchandise aux plateformes ? À la fin, qui est le client de qui ?
Ici, le créateur se fait avoir sur toute la ligne : travail à perte, salariat déguisé, asservissement commercial à des gens qui ne sont pas ses clients, pseudo-nécessité de la représentation sur les réseaux sociaux clamée partout, surtout chez les américains chez qui l’ultra-libéralisme est une maladie incurable, même quand on leur a prouvé que ça ne marchait pas… À ce point là, on ne peut même plus dire que les réseaux sociaux soient un mal nécessaire.
Certains photographes ont choisi de les quitter. Eric Kim, exemple. D’autres les désertent peu ou prou dès que leur carrière décolle, principalement dans les media traditionnels. Julie de Waroquier (Flickr inactif depuis 2016, compte Instagram supprimé, publications mensuelles sur sa page Facebook), par exemple. Pour Eric Kim, les motifs sont essentiellement un étouffement créatif sous le bruit, et la dictature du like. Idée saugrenue : la création serait un truc solitaire qui demanderait un peu de concentration et de vraies interactions humaines. Rien de bien ne se ferait dans l’instantanéité, le recul serait nécessaire dans tout ce qui est sérieux, et précisément, les réseaux sociaux sont tout le contraire de la sérénité. Original, non ?
Pour finir, les réseaux sociaux ne sont pas faits pour l’expression artistique. La nature des algorithmes qui sélectionnent les publications pertinentes suivant leur succès, couplée à la censure du corps et de la nudité, ne font qu’encourager le mainstream, une forme de consensualité confortable qui privilégie les jolies choses qui ne fâchent personne. Julie de Waroquier en est un excellent exemple : des rêveries en images, esthétisantes, oniriques, et puis, le succès volant au secours de la victoire, s’ensuivent expositions, publications papier, mécénat, et publicité pour Adobe Stock totalement mièvre. L’art de Julie de Waroquier, c’est agréable, c’est confortable, mais c’est surtout très politiquement correct, ça ne choque personne, ça ne prend pas parti plus qu’il ne faut. Et c’est ça que veut Facebook, où sa page a presque 100 000 abonnés.
J’ai tendance à penser qu’un artiste apolitique n’est qu’un décorateur de murs. J’ai tendance à me méfier des artistes que tout le monde aime. Pas qu’il faille absolument chercher la controverse pour la controverse, mais une personnalité assumée va fatalement indisposer quelques personnes. S’il n’y a rien à détester, il n’y a rien à aimer non plus. Or c’est précisement ça que les réseaux sociaux encouragent. Et ce sont probablement de merveilleux outils quand vous photographiez la Seine sous le Pont de l’Archevêché en pose longue ou des jolies filles qui sourient dans des couchers de soleils sur-saturés. Pour tous les autres, il y a encore quelque chose à inventer. Un web de la découverte, de la variété, de l’originalité, de l’engagement. Un web de la discorde aussi. Un web honnête, humain, bordélique.
Mais il est urgent de détruire cette rhétorique ultra-libérale qui dit en substance que la jungle inique des réseaux sociaux est une opportunité pour faire connaître son travail. C’est un asservissement supplémentaire du travailleur indépendant à la loi d’entreprises toute-puissantes (littéralement, vu la magnitude des profits générés et le poids dans le trafic internet mondial) qui ne servent que leurs intérêts. C’est l’avénement du précariat uberisé, déguisé sous l’autonomie du travail freelance qui, pour un peu de liberté, a renoncé à beaucoup de sécurité. Le progrès social est en marche… arrière. Et c’est en grande partie grâce à ces salopards d’américains, pour qui la différence entre loi du plus fort et liberté d’entreprendre ne rentre toujours pas, malgré les crises périodiques et tous les problèmes démocratiques liés au traitement non neutre des informations par des super-médias du web qu’aucune déontologie n’encadre (comme on l’a vu avec les soupçons d’ingérence russe dans les débats pendant la dernière campagne présidentielle américaine).
Dans la vidéo ci-dessous, j’ai montré que la mission de tout professionnel est de créer de la valeur pour son client. Toute tâche qui lui est imposée et qui ne sert pas cette mission est un dévoiement de sa profession. La bureaucratisation est un dévoiement classique : le fait de passer de plus en plus de temps à remplir des papiers pour soumettre des demandes qui ralentissent le travail, mais sont devenus nécessaires pour obtenir les moyens de travailler. Cependant, il ne faut pas perdre de vue la vraie mission, et le fait que tout le reste n’est qu’un moyen de l’accomplir, pas une fin en soi. Or, dans ce contexte, les réseaux sociaux peuvent être vus comme une énième diversion chronophage. Car la contrainte essentielle du professionnel est de rester rentable, sans quoi il met la clé sous la porte, et les réseaux sociaux, loin de l’aider dans cette tâche, auraient plutôt tendance à l’en détourner.
https://www.youtube.com/watch ?v=HlzqZzk95Pw
#Mise à jour du 6 juillet 2018
Deux semaines après la parution de cet article, une lettre ouverte co-signée notamment par Raymond Depardon et Françoise Hugier a été publiée sur Libération, accompagnant une pétition adressée au Ministre de la culture. Cette pétition ne vise pas directement les réseaux sociaux mais plus généralememt les usages gratuits de photographies, y compris par des festivals et manifestations culturelles subventionnées par des fonds publics, alors que ceux-ci paient tous les autres professionnels « des menuisiers qui installent les cimaises aux directeurs, en passant par les intermittents ».
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