(Photoshop + réflex pro à 2 SMIC mensuels) × (Facebook + Instagram) × PC portable = ?
La solution de cette équation est une facilité jamais vue pour créer et diffuser des photos techniquement parfaites, à moindre coût, sans délai, y compris en travaillant seul sur ses genoux dans un hall de gare. C’est la possibilité d’emmener des appareils photos petits et performants sous l’eau, en l’air, puis de corriger tous les défauts et de rajouter des effets spéciaux en quelques clics pour créer des photos spectaculaires. Et sa conséquence est une prolifération de photos spectaculaires dans notre environnement, parce que plus ça en jette, plus ça devient viral. Et là, on a lancé la course à la surenchère dans le domaine de la photo virale.
#Spectaculaire ?
Par spectaculaire, j’entends des décors extraordinaires, paysages paradisiaques ou milieux géologiques particuliers (par exemple, le désert de l'Utah, hyper à la mode en ce moment, peu importent les conséquences écologiques), des modèles à la peau et aux proportions idéales, des gens dans des situations super-dangereuses (réelles ou simulées), des modèles à poil avec des migales ou des serpents sur les fesses, des maquillages, accessoires et mises en scènes dramatiques, des effets spéciaux qui décoiffent (incrustations, composition d’images), des couleurs incroyables, des contrastes millimétrés, etc. le tout en haute-définition cristalline. La course à la surenchère, on disait.
Ma bête noire, dans ce domaine, c’est Benjamin Von Wong. Ingénieur en génie des mines pendant 4 ans, il a quitté les mines en 2012 pour devenir photographe et se revendique aujourd’hui « viral epic photographer, visual engineer and storyteller ». Il s’est spécialisé dans le cos-play impliquant pyrotechnie, photo sous-marine, lieux de 6 m sous plafond et équipes de 15 personnes souvent bénévoles. Livrées avec ses photos, ses vidéos behind the scene montrent l’ampleur des travaux de façon dramatisée, et sont pour beaucoup dans le succès de ses images. De plus, il réalise des photos essentiellement pour des campagnes caritatives et philanthropiques en faveur des droits de enfants, de la protection de l’environnement, etc. On n’a pas envie de dire du mal d’un garçon aussi gentil, c’est la raison pour laquelle on va juste critiquer son travail…
La caractéristique de Von Wong est que plus c’est baroque et techniquement complexe, plus c’est cool. Sauf qu’au milieu de cette avalanche d’accessoires et de moyens dignes des plus mauvais Luc Besson, il y a une question qu’on ne peut s’empêcher de réprimer : c’est quoi l’histoire ? Pourquoi la bergère de requins ci-dessus porte-t-elle une robe en tulle et 3 crinolines ? Pour être sûre de se noyer ? Qu’est-ce qu’on doit comprendre des entrepreneurs qui courent sur des façades de gratte-ciel ? Que les Nike ont des ventouses aux semelles ? Et pourquoi choisir des « entrepreneurs sociaux » ? Pour pouvoir utiliser leur réseau comme moyen de diffusion et boucler la boucle ?
Quand j’ai découvert Von Wong en 2014, je le trouvais vraiment impressionnant et créatif. Le problème, c’est que 4 ans plus tard, quand je regarde ses photos, je ne vois plus que des calques Photoshop empilés, des effets dramatiques et des endroits fabuleux, mais qui ne servent que de prétexte à sa virtuosité et de moyen à sa notoriété. Où est l’histoire ? Où est la poésie ?
Mais surtout, ce que réussit Von Wong, c’est qu’en dépit de la variété de ses sujets, on a l’impression qu’il se répète : c’est toujours la même exagération, le même arrière-goût de factice et de carton-pâte. C’est un peu comme regarder des adaptations de Marvels par le cinéma (américain) : le héro change, mais l’histoire finit toujours par se ramener à une lutte du bien contre le mal et aux tiraillements intérieurs d’un héro puissant au passé douloureux qui doit combattre son côté obscur et faire triompher les valeurs américaines dont il n’est que l’allégorie body-buildée. D’ailleurs, Von Wong récupère beaucoup des codes graphiques des comics américains.
#Autopsie d’une nausée
En 2018, on communique trop. Souvent pour ne rien dire, d’ailleurs, mais le problème n’est même pas là. Dans cet océan d’informations, de gens en quête d’attention (et pas juste par narcissisme, aussi pour trouver des clients), pour sortir du lot, il faut parler plus fort. En terme de réseaux sociaux, on appelle ça faire le buzz. Et le buzz se nourrit de spectaculaire et d’extraordinaire. Du coup, c’est simple, la nouvelle norme, c’est la mise en scène dramatisée de situations complètement hors normes. Un comble.
On n’a pas attendu Facebook, pour ça. Ça faisait déjà très longtemps qu’on allait aux concerts de Mickael Jackson et de Madonna au moins autant pour le spectacle, la scénographie, les effets spéciaux, la démonstration de virtuosité, que pour écouter la musique. Les concerts acoustiques minimalistes sont devenus l’apanage d’une catégorie moins visible de chanteurs et musiciens de jazz, de blues, et classiques. La pop sans spectacle ? Autant rester écouter la radio chez soi, on en veut pour notre argent !
Au cinéma, quand on a vu Highlander, on a compris qu’on peut parfaitement se passer de scénaristes tant qu’on a de bons cascadeurs. Avatar en a remis une couche, pour les images de synthèse en 3D, cette fois.
Le problème du spectaculaire, c’est qu’il est l’antinomie de l’intime. L’intime, c’est tout ce qui touche personnellement. L’intime vit dans le domaine de la nuance, voire de la délicatesse, de l’impression, de la poésie. Le spectaculaire vit dans le domaine de l’étonnement, de la surprise, de la surenchère. Le problème est que le spectaculaire est son propre ennemi : en abuser, c’est le banaliser, et ce qui est banal ne peut plus être spectaculaire. Donc le spectaculaire doit rester rare, faute de quoi la seule solution est une fuite en avant, toulours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort. Mais ce faisant, premièrement l’œil se fatigue aussi vite qu’il s’était émerveillé, deuxièmement cet art dévoyé ne se soucie plus d’expressivité mais de virtuosité pure. On se satisfait du medium plutôt que de ce qui est représenté avec. On apprécie la réalisation plutôt que le contenu. À tel point qu’on peut se demander si Von Wong aurait eu autant de succès sans les vidéos où il montre ses coulisses et la réalisation – compliquée – de ses images.
La musique m’a appris une chose fondamentale : ce qui fait l’art, c’est la nuance, ce qui fait l’artiste, c’est la sensibilité. Pas la rapidité de déplacement des doigts, auquel cas on transforme la musique en sport. Savoir utiliser l’effet, mais aussi le retenir, pour ne pas tomber dans la caricature qui, systématiquement, fait perdre à l’œuvre sa crédibilité, donc son impact. Ne pas jouer trop fort, ni trop vite, ni trop maniéré. En littérature, c’est pareil. Le lecteur passe un contrat de lecture avec l’écrivain, en acceptant ce qu’il sait être fictif. Mais dès que l’histoire cesse d’être crédible, soit parce que les ficelles scénaristiques sont trop grosses (et là, comme par hasard, le héros qu’on pensait mort n’est finalement pas mort), soit parce que la psychologie des personnages est si stéréotypée que leur comportement devient sans surprise (la Comedia del’Arte, ça va 5 minutes), on décroche, et si l’on finit la lecture, c’est plutôt pour juger à quel point c’est mauvais. Ce qui fait la crédibilité d’une œuvre littéraire, c’est la nuance avec laquelle elle traite son sujet.
La photographie se situe quelque part entre la littérature et le cinéma. Une photo prise seule est une scène, qui se lit comme une description, comme un poème. Elle va évoquer plus qu’elle ne va raconter, car il est impossible de construire une narration sur un seul cliché, figé dans le temps et dans l’espace (à moins de combiner plusieurs clichés dans un montage). Le cliché unique laisse donc beaucoup à l’imagination. C’est ce qui me pose problème avec les photographes « storytellers », parce que les clichés uniques qu’ils montrent sont l’équivalent d’une page arrachée d’un livre, et ces fragments d’histoires se rapprochent plus de l’énigme que de la narration. Donc ils ne racontent rien, ils crééent des interrogations, ou au mieux ils décrivent.
En revanche, une série de photos, voire une vidéo, peuvent mettre en place une progression, donc une narration, parce qu’on s’installe dans une durée qui permet de rendre compte de l’enchaînement des faits, et qui évoque moins qu’elle ne rapporte. Et là, dans la série, il peut y avoir une histoire, abordée soit sous l’angle journalistique, soit sous un angle plus romanesque.
Une image n’est pas forcément superficielle. L’omniprésence de l’image dans notre civilisation n’implique pas forcément l’omniprésence de la superficialité. C’est la représentation qui est superficielle, les procédés visuels utilisés pour transformer une idée ou un concept en graphique 2D. Or, le spectaculaire se sert du concept comme de prétexte à la virtuosité, et non de la virtuosité comme moyen de donner vie au concept. D’ailleurs, Von Wong le dit lui-même au sujet de sa séance photo à la verticale sur les vitres d’un gratte-ciel, l’objectif était de défier la gravité (pendant les photos), pas de restituer visuellement la sensation de voler. On est bien là dans une inversion but/moyen, puisque la réflexion part du défi technique, avec un cahier des charges qui définit seulement le moyen, puis essaie de se bricoler une narration en cours de route… Et on finit avec une narration obscure mais des photos épiques, qui finalement sont si éloignées de la vraisemblance qu’on ne peut être touché par leur message. D’ailleurs, lequel ?
#Conclusion
Le n’importe quoi spectaculaire élève la fanfreluche au rang d’outil narratif. Il fait le choix du racolage par la stupéfaction, et transforme l’outil en prétexte, en supprimant le but. Il fait passer l’accessoire au premier plan et relègue l’humain au second. Ce faisant, il verrouille la portée émotionnelle et intime de l’œuvre derrière un écran d’artifices trop évidents pour qu’on puisse voir à travers.
En conséquence, il produit des photos pauvres, des films pauvres, de la musique pauvre. Le résultat en jette, de prime abord, juste le temps qu’on s’y habitue et qu’on passe à autre chose. Et malgré la profusion graphique, le fond reste désespérement artificiel et non crédible. Comme un poème qui ne serait fait que de mots compliqués sans liens entre eux. Il satisfait des appétits purement esthétiques, superficiels, sans faire appel à la sensibilité.
À la fin, la crédibilité de l’œuvre repose essentiellement sur sa nuance. Sans nuance, on transforme l’art en défi sportif où le gagnant est le plus virtuose. Comme ces peintres et dessinateurs qui copient des photos en peintures ultra-réalistes, sans aucun bénéfice artistique, mais dont la maîtrise suscite l’admiration et dont le résultat relève plutôt de l’artisanat d’art puisqu’il ne prend pas parti. En cinéma, la course au réalisme des effets spéciaux ne rend pas les films meilleurs. La preuve, c’est que le non-réalisme visuel du dessin animé (japonais, notamment) n’empêche pas de rentrer dans l’histoire ni de se laisser toucher, pour peu que l’histoire soit crédible.
Et la nuance se nourrit du banal, de l’ordinaire, de l’imperfection, de situations auxquelles le spectateur peut s’identifier, comme si on se servait de sa propre histoire pour lui en raconter une autre. Un domaine peu compatible avec l’instantanéité et la course à la surenchère des réseaux sociaux. Le « cool » n’est pas touchant.
Les photos montrées dans cet article sont utilisées au titre de l’exception de citation étendue à des fins de critique, d’analyse ou d’étude.
#Mise à jour du 22 mars
À la suite de cet article, on m’a parlé de Peter Lindbergh, que je ne connaissais que de nom. Je viens de trouver probablement une des interviews les plus intéressantes que j’ai vues (si vous comprenez l’anglais avec un affreux accent allemand) :
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