Published On : 31 octobre 2021 |Last Updated : 31 octobre 2021 |1351 words|5,7 min read|1 Commentaire on Ne serait-on pas en train de faire fausse route avec l’émotion ?|

Quand vous lisez des profils de photographes, sur leur site ou sur les réseaux sociaux, la quête de l’émotion est un sujet qui revient souvent, en première place juste devant la quête de beauté. Or l’émotion me paraît être un artifice tout aussi inaccessible et surfait que le naturel, et donc finalement une complète perte de temps.

#Alchimie d’une émotion

Je ne sais pas quel sens tous ces gens donnent à l’émotion, mais pour les besoins de cet article, on va la définir comme un événement interne de type psychologique d’abord, puis physiologique ensuite, qui va être associée à un plaisir ou à un déplaisir et qui constitue une réaction à un stimulus. Sa racine étymologique « motion » se rapporte au mouvement, donc c’est une réaction qui provoque un changement chez le sujet. La partie importante est que l’émotion ne surgit pas de nulle part, elle est un événement interne voire intime en réponse à un événement externe.

De fait, si l’on recherche l’émotion, en réalité ce n’est pas directement elle qu’on recherche mais son précurseur : l’événement externe qui va la déclencher. En effet, l’émotion n’a pas d’interrupteur sur lequel on peut appuyer directement, comme s’il ne s’agissait que d’exciter un nerf avec une électrode. Et c’est là que se trouve la première réticence que j’ai vis à vis de cette prose pro-émotion : on ne contrôle pas les émotions du public, on peut tout au plus le bombarder de stimuli en espérant qu’il réagisse de la façon attendue. Sans garantie de résultat.

Et on arrive là au second problème de l’émotion : comme elle est interne, voire intime, elle est personnelle et variable d’un individu à l’autre. Ce qui fait que vous n’avez aucune certitude sur la façon dont les stimuli que vous envoyez vont être effectivement reçus et interprétés. En pratique, vous tirez des flèches à l’aveugle dans une cible dont vous espérez atteindre le centre sans même savoir où il est, et en plus il va changer selon les individus.

La question finale est donc : à quoi bon ? Pourquoi tenter l’impossible en sachant que c’est impossible, c’est à dire tenter de produire un effet incontrôlable sur des gens qu’on ne connaît pas ? N’a-t-on pas mieux à faire ?

#Les émotions de qui ?

La photographie professionnelle est souvent artisanale, c’est à dire au service d’un but relativement prosaïque : la communication d’une notion ou d’une idée, au service du client qui a commandé la photo. Le simple fait qu’on soit dans une situation de communication implique un émetteur, un destinataire, un contenu, un medium et un langage. Dans ce contexte, le plus important est la façon dont le destinataire reçoit le message, et donc l’émotion côté public.

Ce qui est fâcheux, c’est que la photo d’art et la photo amateur (« amateur » au sens de non-lucratif) se soumettent aux même règles que la photo professionnelle (pour se fabriquer une crédibilité ?) alors que leur contexte est totalement différent : pas de client, moins (voire pas) de contraintes, et donc la possibilité pour l’artiste de s’exprimer sans frein et sans se soucier du public. Précisément, dans ce contexte, la seule personne importante est l’artiste et sa raison d’être est l’expression. En clair, à la place de cuisiner pour faire plaisir à autrui, l’artiste peut cuisiner ce qu’il aime, mettre le plat sur la table, et le public se servira s’il juge le contenu appétissant. Sur 8 milliards d’individus connectés en réseau via internet, il y aura statistiquement un public pour à peu près n’importe quoi.

Donc la seule émotion pertinente et valide est celle de l’auteur de l’image. Ce qui revient finalement à créer des images qui vous évoquent des trucs à vous, sans vous soucier du public, qui s’arrangera avec le résultat. On abandonne ici une quête vague et un peu pompeuse pour revenir à quelque chose de plus réaliste, mieux défini et finalement moins angoissant : créer un univers visuel dans lequel vous vous sentez bien, qu’il soit du proche de la réalité ou complètement déjanté, en se préoccupant seulement du contenu et de la forme, mais pas de l’effet supposé et fantasmé sur le public.

#De l’éthique de travail au verbiage superficiel

Derrière cette deuxième quête inaccessible, après le naturel, ce qu’on touche est un problème plus général : l’habitude (voire le besoin ?) de mettre en œuvre des grands mots éculés pour se fabriquer une crédibilité artistique, au risque de se faire dépasser par les concepts qu’ils englobent. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous, et plus vous en dites, plus il est facile de vous coincer sur vos propres incohérences. Or ce qui se passe généralement avec les multi-activistes « intersectionnels » du web (écologistes, féministes, anti-fascistes, artistes et tous les autres -istes qui riment avec fumistes), c’est que plus ils parlent et plus ils s’enferrent dans leurs paradoxes, auxquels ils sont totalement aveugles. On se fabrique une profondeur superficielle pour les besoins de sa bio, et si ça ne tiens pas debout, tant pis.

Il y a quelque chose de suspect dans ce besoin que les artistes visuels ont de mettre des mots sur leur art, comme pour lui donner une épaisseur dont il manque. À chaque interview de Martha Argerich que j’ai vue, elle évite systématiquement de parler de la musique en disant que cela la met mal à l’aise, et que seule la musique devrait parler pour la musique. Elle parle de ses souvenirs, de sa carrière, mais pas de la musique. Je ne crois pas que ce soit de l’humilité ou de la modestie, mais seulement une forme d’honnêteté de la part d’une vieille routière qui n’a plus rien à prouver : la musique est un langage en lui même, et vouloir le traduire en mots, c’est le trahir.

Or j’ai l’impression que ce monde de l’hyper-communication est en train de devenir aussi le monde de l’audio-description et du sur-titrage permanent : on ne se contente pas de faire, on doit décrire et commenter tout ce qu’on fait, et même analyser le commentaire ensuite (souvent seulement sur la forme). À l’image de la pratique du « confessionnal » dans les émissions de télé-réalité, où l’on entrecoupe l’action, montrée et déjà décrite par la voix-off, de son commentaire par les protagonistes, pour finir avec des actions banales qui deviennent des situations artificiellement dramatisées et totalement ridicules. Tous les aspects de la vie sont en train de se télé-réaliser, avec beaucoup trop d’énergie (humaine et électrique) dépensée sur la seule forme.

Ce besoin de rajouter une couche épaisse de mots menteurs par dessus absolument tout devient fatigant. Et dans quel but ? Se différencier de la masse en faisant exactement pareil ? Augmenter son capital sympathie auprès des gens qui tombent dans les même pièges ? Se donner une aura de conscience à coups de mots clés pas chers et d’authenticité bidon ?

Qu’on soit clair, il y a un intérêt à se positionner a priori sur sa pratique artistique. La Nouvelle Vague (Godard, Truffaut, Rohmer et Rivette) a commencé avec des réalisateurs d’abord critiques de cinéma (dans les Cahiers du cinéma), donc des gens qui ont réfléchi et analysé le cinéma avant d’en faire eux-mêmes. Qu’on apprécie ou pas le résultat, il est indéniablement intéressant. Ce qui ne veut pas dire qu’on soit obligé de faire pareil, mais que c’est une idée qui a ses mérites. Seulement, dans l’établissement de son éthique de travail, il serait agréable d’observer une certaine sobriété et l’empilement de grands concepts creux ou détournés de leur sens original ne sert aucune cause, pas même la votre.

Commentaires

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  1. Claude Dumas 5 novembre 2021 à 1 h 25 min - Répondre

    Très intéressant comme réflexion et l’article identifie de réels « problèmes », ou du moins un manque de transparence (est-ce le bon terme ?) dans la démarche de plusieurs. Ceci dit, je crois personnellement qu’en plus de l’objectif central que vous avez identifié (soit simplement se faire plaisir avec nos images), pour beaucoup dont je suis, il y a aussi ce réel plaisir désintéressé et authentiquement altruiste à inviter l’autre à partager son bonheur de contempler les images. Pas pour recevoir des likes ou se faire dire qu’on est bon, mais simplement pcq le partage, c’est une forme de don à l’autre, qui à mon avis mérite toutes ses lettres de noblesse. Et pour proposer à l’autre cette opportunité de plaisir, il est parfois utile d’utiliser des mots moins habituels, plus complexes (précis serait un meilleur terme) afin de décrire ce que l’auteur ressent face à l’image. C’est une invitation, l’observateur a parfaitement le loisir de ne pas considérer ceci et evidemment l’option de ne rien ressentir sans qu’aucune excuse ne soit requise , voir suggérée. La photographie a aussi une dimension « sociale » en ce sens. Voilà, merci.

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