Published On : 3 juin 2021 |Last Updated : 5 juin 2021 |3840 words|16,1 min read|0 Commentaire on « Naturel », mon cul !|

Il y a quelques années, j’étais parti camper et randonner dans le Québec semi-sauvage, sur des chemins non-entretenus depuis plusieurs années, faits de ponts de bois écroulés, de sentiers de 20 cm de large en bordure de falaise éboulée et d’étrons frais d’ours brun. Je m’y étais fait cette réflexion étrange : la nature canadienne est vachement moins sympa que la nature française. C’est en faisant l’expérience de cette nature sauvage et pas franchement marrante à arpenter qu’on réalise, par contraste, que la nature sympa à laquelle on est habitué n’a en fait pas grand chose de naturel.

En France, on appelle « nature » n’importe quel lieu où pousse de la végétation et où vivent des animaux pas encore exterminés à coups de pesticides. Sauf qu’en fait de nature, différents organismes veillent soigneusement à l’aménagement et à l’entretien de ces lieux, en pratiquant l’abattage sélectif pour faire de la place aux jeunes arbres, et le débardage des troncs abattus. En conséquence de quoi, les forêts françaises sont praticables : on voit à travers, on peut passer à travers, on peut même s’y repérer puisqu’elles sont balisées. En fait, depuis l’antiquité, en Europe, les forêts sont entretenues par la main de l’homme, au minimum pour y permettre la chasse à cheval et pour en sortir du bois de chauffage et de construction.

Au Canada, étant donné la superficie, la plupart des forêts sont simplement laissées à elles-mêmes. Progresser à travers relève d’avantage du franchissement que de la promenade, et les troncs tombés restent au sol ou sur les autres. Comme aucun abattage sélectif n’est pratiqué, on n’a pas de belles futaies claires mais un amas dense et compact de végétation qui ne dépasse guère le stade d’arbuste. En un mot, c’est un bordel inhospitalier, et on est très loin de la nature romantique du jardin à l’anglaise.

Partant de là, que reste-t-il de réellement naturel ? «  Naturel  » étant ici à prendre au sens strict de «  non touché par l’homme  », et donc comme antonyme de culturel puisque l’homme est indissociable de la culture dans laquelle il évolue (à moins d’avoir été élevé par des loups sur une île déserte).

On aime l’idée de nature parce qu’elle nous renvoie à nos fantasmes de pureté originelle, non corrompue par la culture et par la société (le bon sauvage). Le problème est que, précisément, plus rien n’existe hors de toute société donc hors de toute culture (à part éventuellement en Antarctique). Même un enfant, pas encore éduqué, se comporte par imitation des adultes qui l’entourent, et ceux-ci l’y encouragent en récompensant sa conformation et en punissant ses déviances. La nature meurt sous l’éducation, la domestication, l’aménagement. Ce qui en reste n’est plus qu’une illusion trompeuse de nature, qui caresse si bien nos aspirations romantiques d’authenticité qu’on en oublie tout ce qu’elle a d’artificiel.

Plus qu’un idéal de pureté virginale, la nature est surtout un proxy dans la quête d’absolu. L’absolu est le confort de l’esprit, qui déteste les exceptions, les cas particuliers, les heuristiques, et toutes ces choses qui maltraitent nos facultés cognitives à coups de bémols et de paramètres contextuels. L’absolu est la simplification ultime, qui unifie sans fatigue.

Dans la tête de beaucoup de gens, ce qui existe en dehors ou indépendamment de la culture est nécessairement absolu et fatalement universel. L’équation à résoudre est alors très simple : non culturel = naturel ; naturel ⇒ absolu ; absolu ⇔ universel ; donc naturel ⇒ universel. Autrement dit, toute chose non propre à une culture particulière serait de fait une constante universelle de l’humanité toute entière. À ce moment là, on gagne le droit de faire des phrases sans compléments circonstanciels ni restriction de domaine de validité, vagues et générales, qui ont valeur de vérité profonde. L’universalité et l’absolu sont deux vieux amis imaginaires de l’humanité, qui produisent des théories scientifiques fausses (on cherche toujours la théorie du tout…) et des principes métaphysiques inapplicables sans s’arranger ponctuellement avec ses principes quand personne ne regarde (cf. le catéchisme des religions monothéistes, terminant en innombrables filiales ayant chacune leur réinterprétation de la n-ième retraduction des textes sacrés).

En art, le fantasme de l’universalité est vieux, et de tous les arts, c’est en musique qu’il est le plus facile à démonter. Combien de fois, au cours de mes études de musique, ai-je entendu des conneries du genre «  la musique est le seul langage universel »… Je vous laisse avec Hildegarde de Bingen, des reconstitutions de musique grecque antique, des chants de gorge mongols, de la musique pentatonique, le quart de ton oriental, et la musique atonale de Schoenberg, et vous me direz si vous avez immédiatement été sensible à cette universalité esthétique ou si votre premier réflexe a été de baisser le son :

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https://www.youtube.com/watch ?v=JEY9lmCZbIc

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La musique est un langage et tout langage demande un apprentissage. Appelez ça un goût acquis, appelez ça du conditionnement, peu importe, mais chaque époque et chaque culture développe son propre langage esthétique, et on ne passe pas 20 ans et plus dans un langage musical particulier sans avoir besoin d’un temps d’adaptation lorsqu’on change d’époque et/ou de continent.

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Même en admettant que le chant soit naturel, qu’y a-t-il d’universel dans le fait que l’Asie ait convergé spontanément vers une gamme pentatonique, que l’Occident ait convergé vers une gamme heptatonique découpées en 12 demi-tons (10 demi-tons chromatiques, 2 diatoniques) disponible en 2 modes (mineur/majeur), et le Moyen-Orient vers une gamme heptatonique découpées en 24 quart-de-tons, disponible en 96 modes ? Tout ça longtemps avant qu’on ne formalise et théorise les gammes musicales…

Le fantasme d’universalité de l’art (ou des émotions…) n’est rien d’autre que cela, puisqu’il paraît difficile de concevoir l’art hors de tout langage artistique, c’est à dire sans un ensemble de codes et de normes esthétiques qui associent conventionnellement certaines couleurs, certains graphismes ou certains modes à certaines émotions (le rouge avec la colère, le bleu avec la tristesse, le noir avec le deuil, la droite avec l’avenir, la gauche avec le passé, le haut avec la domination, le bas avec la soumission, le mode mineur avec la tristesse, le mode majeur avec la joie, la gamme de mi b mineur avec le blues, etc.). Et si l’universalité tombe, le naturel comme moyen d’y parvenir tombe avec : on ne peut se soustraire à la relativité culturelle et locale de l’objet esthétique sans omissions judicieuses sinon malhonnêtes pour faire rentrer au chausse-pied la réalité dans sa modélisation hasardeuse.

Où se trouve le naturel dans des disciplines qui requièrent non seulement des instruments techniquement élaborés, mais aussi plusieurs années d’étude avant de parvenir à une maîtrise seulement basique ? Danse, chant, peinture, musique… l’entraînement consiste d’abord à repousser graduellement les limites physiques d’un corps humain certes adaptable, mais pas initialement adapté à ces pratiques (tenir un instrument, développer sa capacité thoracique ou sa souplesse ligamentaire, contrôler individuellement des groupes de muscles peu utilisés par le commun des mortels, entraîner son œil ou son oreille à percevoir des micro-différences, etc.), puis ensuite à théoriser les pratiques pour pouvoir les enseigner et les améliorer (si l’on accepte que la théorisation est la conséquence de l’analyse, et qu’on ne peut transmettre une discipline sans l’avoir analysée).

Dans un monde où la nature n’est pas si naturelle que ça, surtout quand elle a l’air «  harmonieuse », et où l’art est un objet esthétique culturel et local, pourquoi tant de photographes s’acharnent-ils toujours à chercher LE naturel dans leurs photos ?

Pour n’importe quel photographe, rien, dans l’acte de photographier, n’est naturel. Après tout, le boîtier photo qu’ils manipulent transforme des photons en électrons par effet photo-électrique, après convergence des rayons lumineux au travers de lentilles en verre optique micro-revêtu, polies au dixième de micromètre. Tout ça repose sur près de 450 ans d’innovations techniques et de découvertes scientifiques, et sur un savoir-faire colossal sur toute la chaîne optico-électronico-informatique. Derrière, le courant électrique est mesuré sur le capteur, et les valeurs numériques brutes doivent passer plusieurs étapes de corrections informatiques arbitraires pour devenir enfin de la couleur perceptuellement correcte. Finalement, l’image sera affichée par processus inverse, en convertissant les valeurs en courant électrique, puis à nouveau les électrons en photons, à l’écran. Où est le naturel là dedans ?

Pour un photographe de type documentaire, le simple fait de braquer un appareil photo sous le nez d’un groupe de personnes change la dynamique sociale du groupe : les gens vont arrêter leur occupation, prendre la pose ou se cacher, sourire ou refuser le cliché. Même en essayant de définir une idée de nature (qui tiendrait plutôt de la spontanéité) dans le comportement social, la simple présence du photographe va la perturber.

Pour un photographe de studio, qui va photographier des sujets sortis de leur contexte et posé dans un décor artificiel, avant même de définir les contours du naturel, comment décide-t-on de ces contours ? Sur quoi se base-t-on pour fixer le curseur du naturel dans une situation où tous les tenants et les aboutissants sont artificiels : situation, moyens, objectifs ? L’injonction «  sois naturelle  » désarçonne beaucoup de modèles, qui sont manifestement les seules à en réaliser le paradoxe : être naturel sur demande ? Contradiction dans les termes.

Que signifie seulement être naturel pour un humain ? Du point de vue comportemental, la totalité des comportements socialement acceptables sont des acquis culturels forcés et validés par l’éducation. Être naturel signifie-t-il être un sociopathe sauvage et mordre quand on est frustré ? Du point de vue de l’apparence, est-on encore naturel après s’être coupé les cheveux et les ongles ? Si oui, quid de l’épilation ? Sinon, comment résout-on le double standard kérato-pilaire ? Est-on encore naturel avec une couche de fond de teint ? Et si le fond de teint n’est là que pour camoufler des rougeurs passagères ? Hydrater une peau sèche la rend-elle encore naturelle ? Se laver nous rend-il moins naturel  ? Est-on encore naturel en portant des bijoux ? Ou même en portant des vêtements ? Et avec des lunettes ? À quoi ressemble un visage avec une expression naturelle ? Quelle est la position du corps naturelle ? Plus on avance, plus la supercherie est manifeste : ce qui passe pour naturel est un ensemble de stéréotypes transmis culturellement et choisis arbitrairement, rien n’est essentiellement et fondamentalement « naturel ».

J’ai vu des photographes qui refusent les modèles tatouées pour le principe, mais n’ont rien contre les cheveux teints. D’autres (et souvent les mêmes) qui n’ont rien contre les boucles d’oreilles (oreilles percées) mais refusent les piercings (nombril, seins, nez, etc.). Dans les deux cas, sous l’excuse de chercher des corps naturels. Or percer la peau est conceptuellement la même chose, peu importe la partie percée, la différence est purement dans l’esthétique et dans le niveau de pénétration sociale et historique de ces pratiques : si percer ses oreilles ou teindre ses cheveux est commun depuis longtemps en occident, donc accepté, teindre sa peau ou percer d’autres parties du corps est marginal et représente un marqueur social délibéré, pour des gens perçus ou positionnés en marge de la société. Le recours au naturel relève de l’hypocrisie, en passant par un concept objectif extérieur détourné pour justifier ce qui relève de la préférence individuelle. La préférence personnelle est parfaitement acceptable ; en fait, ce qui ne l’est pas, c’est de tordre des concepts de façon grotesque pour éviter de dire simplement «  j’aime pas  ». Assumez le, c’est tout.

En réalité, la résolution du paradoxe d’être « naturel à la demande » se trouve au même niveau que l’image elle-même : dans l’apparence. On ne cherche pas l’essence du naturel, on n’en a pas besoin puisqu’on produit des images, on cherche seulement son apparence. L’image n’est qu’à propos d’apparence. Auquel cas, ce qu’on cherche, c’est la vraisemblance, la crédibilité ou la plausibilité, c’est à dire l’apparence du vrai, puisque l’image ne fixe que l’apparence de toute façon. De la même façon que, dans une salle de cinéma ou dans un roman, vous savez que l’histoire est une fiction (ou une version romancée d’une réalité lointaine), que ce ne sont que des acteurs qui jouent et des cascadeurs qui prennent les coups, et que personne ne meurt pour de vrai, mais vous acceptez de vous laisser mystifier par l’histoire et vous vivez même chacune des émotions au niveau physiologique (ce qui peut se mesurer par l’augmentation du rythme cardiaque, l’élévation de la température corporelle, la production de larmes, etc.), sous réserve que les personnages ne soient pas trop caricaturaux dans leur psychologie et que le scénario soit crédible. Si le scénario devient n’importe quoi, trop ampoulé, ou que les personnages manquent de profondeur et d’humanité, vous allez sortir de l’histoire et commencer à en relever toutes les incohérence. Il est intéressant de noter que la vraisemblance n’a pas besoin d’être graphique pour éprouver empathie et sentiments vis à vis des personnages de l’histoire, par exemple les dessins animés montrant des animaux anthropisés touchent tout autant que les films avec acteurs réels. Il semble que ce soit plutôt la vraisemblance des caractères qui soit importante.

De nombreux photographes continuent à faire le déni de cette licence poétique, qui s’autorise le faux au profit de l’expressivité, en continuant à chercher une vérité métaphysique inaccessible et un naturel abstrait désincarné dans leur sujet artificiel au sein d’une mise en scène artificielle, comme un touriste qui chercherait désespérément une expérience culturelle authentique dans une ville qui fait commerce et industrie du tourisme.

Cela va jusqu’à la «  lumière naturelle  ». Bon nombre de photographes, en galère avec les lumières de studio, se sont fait un devoir et une vertu de ne photographier qu’en lumière naturelle. Enfin, quand on panrle de lumière naturelle, on veut dire photographier à côté d’une fenêtre. En quoi la fenêtre fournit-elle une lumière naturelle ? Tout au contraire, en fait de fenêtre, c’est plutôt du mur qui la supporte dont on a besoin, pour bloquer la lumière de façon générale et la canaliser seulement dans une direction, et donc créer un contraste flatteur entre les ombres et les hautes lumières, nécessaire pour restituer le volume dans une image 2D. Comment peut-on nommer le résultat de la canalisation de la lumière du jour par de la maçonnerie percée, une lumière «  naturelle  » ?

Naturelle, ou artificielle, la lumière n’est qu’un faisceau de photons, et on contrôle sa couleur (comprendre : son spectre de longueurs d’ondes), sa direction, son étendue et sa diffusion exactement pareil, que les photons proviennent du soleil ou d’une ampoule. N’importe quelle ampoule à haut indice de rendu des couleurs (CRI), dont la température couleur se situe entre 4500 K et 7000 K, diffusée par une large surface, peut devenir une fausse fenêtre éclairée en lumière du jour, et donc un pastiche tout à fait convaincant de ce que les gens nomment « lumière naturelle ». Et si la température couleur n’est pas exactement celle désirée, tant que le CRI est haut et que le spectre lumineux est proche d’une lumière du jour, on sait corriger ça très correctement en logiciel (et, non, ça ne sert à rien de régler la balance des blancs sur le boîtier…). Les chefs opérateurs de cinéma savent parfaitement reproduire des faux couchers de soleil à l’intérieur des hangars hollywoodiens. YouTube est plein de photographes fiers de vous montrer comment ils simulent une lumière de jour à travers une fenêtre, de façon très convaincante, à coup de softboxes à 1500 €. C’est un moyen, il en existe de moins dispendieux.

La lumière du jour n’a pas de vertus intrinsèques, elle n’a que des propriétés qu’il faut comprendre et que les photographes compétents savent reproduire et contrôler. « Naturel » n’est ni une propriété ni une vertu de la lumière. La « lumière naturelle », utilisant une fenêtre percée dans un mur pour séparer ombres et lumières, n’est pas plus naturelle qu’une softbox grand format. Une lumière vraiment naturelle, c’est à dire en extérieur et sans modificateurs d’aucune sorte, serait incroyablement dure si le soleil est visible, ou incroyablement fade si le temps est nuageux ; dans tous les cas, compliquée à travailler et probablement peu intéressante sur le plan graphique.

« Naturel  » et «  authentique  » sont des mots que j’ai banni de mon vocabulaire il y a longtemps, et qui allument dans ma tête une alarme anti-connerie à chaque fois que je les entends. J’ai rencontré énormément d’artistes qui enterraient leur démarche sous des dissertations pseudo-métaphysiques qu’on croirait écrites par un enfant de 12 ans, tant les concepts qu’ils déroulent sonnent bien mais se révèlent creux à l’analyse, quand ils ne sont pas carrément à l’opposé de leur pratique réelle. La philosophie de surface, dans ce genre, provoque immanquablement le ridicule et rend ceux qui la pratiquent assez difficiles à respecter. Arrêtez avec ça, sérieusement.

Un jardin à l’anglaise n’est pas une forêt vierge, c’est une interprétation stylisée de la nature foisonnante. Le vrai naturel n’est pas harmonieux et pratiquement introuvable dans un monde à ce point anthropisé. Ce qui passe pour naturel est généralement de l’artificiel un peu plus hypocrite que la moyenne. Les arts graphiques traitent d’apparence, et la vraisemblance (l’apparence du vrai, donc) est tout ce dont on a besoin pour travailler.

On attendrait de la part d’artisans de l’image, a priori au courant des artifices intervenant dans la fabrication d’une œuvre graphique puisqu’ils les pratiquent, d’être sensibles à la plasticité de l’image, à son artificialité et à son mensonge intrinsèque. Et pourtant, il apparaît que nombre d’entre eux voient dans la complexité technique de l’appareil photo et de la chaîne de traitement d’image une forme de vérité objective qui les met à l’abri des choix arbitraires et des interprétations. Or cette complexité technique n’est en fait qu’une accumulation de choix de conception arbitraires posés par des ingénieurs quelque part. La raison est très simple : aucun algorithme de traitement d’image n’est exempt de défauts, on en a donc pléthores qui vont échouer à des endroits et des moments différents, et on choisit les algorithmes utilisés en fonction des défauts qu’on peut tolérer ou qu’on sait corriger.

Bien enfermés dans une boîte noire impossible à ouvrir, exprimée sous forme d’algorithmes et de fonctions de transfert incompréhensibles pour le commun des mortels, ces choix arbitraires ont un impact non-optionnel : un appareil photo dénature la scène photographiée, quoi qu’on fasse, et la fixation de la lumière sur un support permanent se fait au prix de tripatouillages immondes sur la couleur, qui dépendent principalement des opinions graphiques du directeur de l’ingénierie de votre fabricant d’appareil et de votre éditeur logiciel. Toute cette technique d’imagerie complexe de laquelle vous êtes exclus n’opère pas de façon neutre ni objective, c’est seulement que vous n’en réalisez pas la subjectivité cachée et vicieuse. Ce n’est pas parce qu’il y a des calculs dans la boîte que l’algorithme est neutre et objectif.

Aucun appareil photo n’enregistre les couleurs naturelles. Aucun écran n’affiche des couleurs naturelles. Aucune image n’est la réalité. Aucun processus de prise de vue n’est naturel. D’ailleurs, la mémoire humaine des couleurs n’enregistre pas non plus les couleurs naturelles, la mémoire enjolive les couleurs[1] et peut même complètement les dévier a posteriori[2]. Plus récemment, on a même montré que la connaissance a priori de la couleur d’un objet conditionne la perception colorée de cet objet[3]. Le naturel est un couteau sans lame auquel manque le manche : ce n’est pas parce qu’on peut le définir théoriquement qu’on peut le trouver, alors à quoi bon perdre son temps à le rechercher ?

La vie, c’est des deuils. Il est encore temps de faire votre deuil du naturel. La bonne nouvelle, c’est que ça ne changera rien du point du vue du résultat dans l’image : vous ne faisiez déjà pas du naturel avant, même en essayant très fort. Par contre, ça va relaxer une contrainte irréaliste et intenable pour vous comme pour vos collaborateurs : dire l’ineffable, chercher l’intangible, montrer l’invisible. De tels objectifs sont irréalistes, voués à l’échec et ne peuvent que dégénérer en mal-être, car ils restent la cible après laquelle tout le monde court parce que personne ne s’est demandé au préalable si elle existait bel et bien. Contentez-vous d’être crédible dans vos mensonges graphiques, c’est tout ce qui importe. Le reste, ce sont des mots menteurs.


  1. SIPLE, Patricia et SPRINGER, Robert M. Memory and preference for the colors of objects. Perception & psychophysics, 1983, vol. 34, no 4, p. 363-370. https://link.springer.com/content/pdf/10.3758/BF03203049.pdf 

  2. LOFTUS, Elizabeth F. Shifting human color memory. Memory & Cognition, 1977, vol. 5, no 6, p. 696-699. https://link.springer.com/content/pdf/10.3758/BF03197418.pdf 

  3. WITZEL, Christoph et HANSEN, Thorsten. Memory Effects on Color Perception. Handbook of Color Psychology, 2015, ch. 3, p. 641-665, Cambridge University Press. https://www.researchgate.net/publication/289220520_Memory_Effects_on_Color_Perception 

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