Cette phrase, dans la communauté des photographes et modèles qui gravitent autour du nu et de toutes ses variantes, vous l’entendez souvent. Parfois, quand je dis que je fais du nu, sans plus de précision, on me demande « du nu… artistique ? ». Ma réponse est toujours la même : « Non non, du porno mal éclairé où le malaise est tellement palpable que tu peux le saisir à deux mains. D’ailleurs demain, j’ai un shoot avec Jacquie et Michel ». Mon enfance fut bercée par Audiard et Desproges, il fallait que ça laisse des traces.

Qu’est-ce que du nu « artistique » ? Sont-ce ces photos anonymes en noir et blanc, d’un bon-goût classique qui sert d’excuse pour ne plus rien oser, comme j’ai pu moi-même en faire ?

Je ne connais que le nu sans vêtements. Le contraire d’artistique, ça serait quoi, d’ailleurs ? Ou bien, par artistique, entend-t-on « esthétique » ? « De bon goût » ? Le bon goût, comme mentionné plus haut, est une chose suspecte, qui devrait plutôt, en toute rigueur et pour ne pas enculer les mouches, s’appeler « convention graphique ».

À quel point faut-il avoir intériorisé la mise à l’index du porno pour s’excuser à l’avance, alors qu’aucune critique n’a encore été formulée, de faire du nu, « mais rien de sexuel » ?

Est-ce à l’auteur de décider si sa photo est sexuelle ou non, « par nature » ? Un gant en cuir, ou un escarpin, ne sont pas sexuels « par nature ». Et pourtant… il y a en que ça excite. Est-ce la responsabilité du maroquinier ? Les gens trouveront des allusions ou des connations sexuelles où ils ont envie d’en voir. La nature, on s’en fiche, c’est notre culture (au sens de construction sociale commune) qui détermine comment on s’approprie les objets qui nous entourent. La bonne nouvelle, c’est que la culture, ça peut se travailler.

D’abord, entendons-nous sur la pornographie. Il semble y avoir consensus pour dire que la pornographie est la représentation plus ou moins explicite d’actes sexuels en image. Là où c’est moins clair, c’est à quel point la représentation doit être explicite pour que ça soit de la pornographie, et pas « juste » de l’érotisme. Il y a aussi un double standard sur le medium utilisé : la photographie est immédiatement pornographique, alors qu’il semble y avoir une plus grande marge de tolérance avec le dessin, moins précis dans sa représentation. Je pense particulièrement aux brochures et manuels d’éducation sexuelle dont l’école de la République m’a abreuvé jusqu’à la nausée, vers 13 ans, sans me demander mon avis (programme de biologie de 4e : la reproduction), dont les croquis, schémas et illustrations sans ambages ne laissent aucun doute sur ce qu’ils représentent (papa dans maman). À 13 ans, je n’étais vraiment pas prêt pour cette absence complète de poésie, et ce n’était pas faute d’avoir vécu à la campagne. Je me suis fait virer de Facebook pour des photos infiniment plus délicates que ce qu’il y avait dans mes manuels de 4e (celle-ci dessus, entre autres).

En réalité, dans la tête des gens, la pornographie semble ne pas se limiter à un sujet ou à un contenu (comme la nature morte ou le paysage) mais est fortement associée à un style graphique peu élaboré, laid et souvent vulgaire issu des publications pornographiques. De plus, quand les gens parlent de « la pornographie », c’est presque toujours de ses avatars les plus déviants et extrêmes qu’ils veulent parler, ceux qui « pourrissent » la jeunesse en lui faisant passer la déviance pour la norme. Et comme d’habitude, ce genre d’association automatique et évidente d’idées que rien ne relie logiquement me fascine.

Car, non, la pornographie n’est pas juste l’apanage de la presse masculine hétérosexuelle, pas plus qu’elle n’est le contraire de l’art. Et il semble même que son influence sur la sexualité des gens soit minime.

En effet, malgré la facilité d’accès à la pornographie, et la prétendue « hyper-sexualisation » des adolescents modernes, au Québec, l’âge médian du premier rapport sexuel a reculé de 17 ans en 1980 à 18 ans en 2009, tandis qu’en France, on reste stable à 17,5 ans pour les hommes, depuis la génération née dans les années 1960, et les femmes ont simplement rejoint la médiane des hommes depuis la génération née dans les années 1980. En Angleterre, chez les millenials nés entre 1989 et 1990, on parle d’un premier rapport autour de 19 ans (âge du premier rapport pour 90 % de l’effectif non vierge à la date de l’étude, autour de 2017 - le calcul est différent).

Pour les nuls en stats, une médiane de 17 ans, ça veut dire que 50 % des jeunes de 17 ans d’une classe d’âge sont vierges et 50 % ont déjà eu un rapport sexuel. Ça fait beaucoup relativiser les chiffres donnés habituellement qui utilisent plutôt la moyenne (autour de 15 ans au Québec, et 16 ans pour la France), la moyenne ne représentant pas la répartition statistique car elle exclue les vierges du résultat : on ne peut pas calculer l’âge moyen d’un truc qui n’a pas eu lieu, le calcul de l’âge moyen du premier rapport sexuel ne prend donc en compte que la partie non-vierge de l’échantillon statistique. Or on a encore environ 12,5 % de vierges à 26 ans, ce qui signifie que toute moyenne calculée sur un échantillon de 12-25 ans normalement distribué dont la médiane est à 17 ans va inclure, à la louche, autour de 56 % de l’effectif (52 % de l’effectif pour une médiane à 18 ans). De plus, la moyenne est un cliché instantané de l’échantillon qui va augmenter à mesure que la moyenne d’âge de l’échantillon augmente, puisque la proportion de vierge dans une population fixée ne peut que diminuer (ou au pire, rester stable) avec le temps. Donc la moyenne arithmétique est une métrique peu fiable, qui dépend d’abord de l’âge moyen de l’échantillon, et qui présente une vision biaisée du côté pessimiste de la réalité si l’on ne l’accompagne pas des mises en gardes méthodologiques ci-dessus (ce que les media grand public se gardent bien de faire, ça fait causer les Zemmour et les Onfray de ce monde pendant des heures d’antenne). La médiane donne une vision plus rigoureuse des proportions, et – bizarrement – moins alarmante. Ce type d’incompréhension fondamentale des statistiques explique comment ce sont toujours les plus nuls en sciences qui sont les plus ardents apôtres des théories de la décadence, et pour autant, tout le monde adore se jeter des chiffres à la figure pour avoir l’air sérieux.

Plus intéressant, en France comme au Québec, en demandant aux adolescents l’âge jugé normal pour un premier rapport sexuel, le résultat tourne entre 15 et 16 ans, soit 2 à 3 ans plus tôt que la réalité statistique. Pour autant, au Québec, en 1994, 71 % des premiers rapport sexuels avaient lieu dans une relation amoureuse, contre 84 % en 2004, donc on ne peut pas dire que les jeunes se forcent pour correspondre à leur idée de la normalité. À mettre en relation avec nos papis français, dont 21 % de la classe 1924-1925 avait eu ses premiers émois entre les cuisses d’une prostituée, souvent en guise de formation sexuelle pré-nuptiale en accéléré. Donc, même en ayant une vision apparemment déformée de la norme sexuelle, le comportement réel tend, au contraire, à s’assagir par rapport aux génération précédentes. Autant pour les discours réac’ alarmistes. Oups…

Aux États-Unis, on trouve même que l’augmentation de l’offre pornographique via internet se trouve fortement corrélée avec la diminution des agressions sexuelles : 85 % de diminution des viols en 25 ans à la date de l’étude (2006), et des statistiques de criminalité sexuelle systématiquement plus élevées dans les zones les moins bien desservies par internet.

Enfin, l’apparition d’une sexualité de plaisir et de la performance sexuelle est notée dès les années 1940 en France dans des sources autobiographiques, soit 20 à 30 ans avant la libération sexuelle, chez la génération née après la séparation de l’Église et de l’État (1905) qui a connu les premiers congés payés (1936) et découvre les loisirs en même temps que la guerre.

Le contenu iconographique sexualisé a-t-il vraiment un impact sur la vie des gens ordinaires ? Ou bien le contenu ne fait-il que répondre à une demande pré-existante ?

La morale de cette histoire, c’est que le porno semble avoir un impact plutôt bénéfique, si toutefois il en a un. C’est aussi que les jeunes d’aujourd’hui en ont vu des vertes et des pas mûres, sur le net et ailleurs, et que, paradoxalement, ils sont plus prudes que leurs parents. C’est, enfin, que rien n’oblige le porno a être laid ni vulgaire. Et c’est donc que personne ne force les photographes de nu à abjurer le contenu sexuel ou sexualisé pour avoir l’air fréquentables. Assumez vous.