Il existe, sur Internet, 5 sortes de photographes :
- les story-tellers (en français : raconteurs d’histoires),
- les passeurs d’émotions,
- les peintres de lumières,
- les artistes,
- les photographes trop occupés à vendre leurs images pour se donner des titres pompeux.
« Artiste », comme « vérité », « authenticité », « beauté », et leurs équivalents prétentieux à majuscule initiale, sont des mots abusés, violés, vidés de sens, trahis, humiliés. C’est la mode. À force d’aligner les éléments de langage creux, le marketing éhonté, on fabrique des mots-poubelle, des mots sales. Et comme on avait déjà brûlé « artiste », on a poursuivi dans un style plus fleuri avec story-tellers, peintre de lumière (basé sur une fausse étymologie), etc.
La photographie souffre de sa facilité d’approche, de sa facilité technique, et de sa rapidité d’apprentissage. On se proclame photographe avec plus d’audace qu’on n’oserait se proclamer violoniste ou compositeur, parce que la médiocrité en musique est moins facilement tolérable et suscite un rejet plus épidermique. Je ne sais plus qui disait : « dans les années 1920, tout le monde était poète, dans les années 2010, tout le monde est photographe ». Ou disc-jockey.
Mais le plus gênant n’est même pas l’usurpation d’un titre que nul n’est habilité à décerner de toute façon. C’est cette faculté qu’ont les poseurs à s’inventer des identités de papier, à se définir en termes spécieux, à chercher à être sans faire, à se mettre en avant sans contribuer. Avec le métier, les années, la pratique, il m’apparaît de plus en plus clair que les « vrais » artistes (je pèse ce mot avec toute la circonspection qui s’impose) ne « sont » pas des artistes mais contribuent à l’art. La différence n’est pas juste sémantique, elle implique une approche diamétralement opposée.
Le véritable artiste fait progresser sa discipline, comme le chercheur fait progresser la science. Il est possible de faire de la science ou de l’art, soit de façon égocentrique en cherchant les honneurs, la renommée, les promotions, les distinctions, etc. et en biaisant le système pour gravir les échelons plus vite, soit pour contribuer à quelque chose de plus vaste, améliorer un ensemble extérieur. Jouer individuel ou jouer collectif, en somme. L’artiste comme le scientifique subissent aussi la même indétermination quant à la valeur de leur contribution à leur discipline : on est rarement en mesure de l’apprécier immédiatement, sans recul, si toutefois l’on finit par l’apprécier un jour.
Il est habituel, en ce début de XXIe s., de déplorer l’individualisme et l’égoïsme ambiants, tout en les encourageant hypocritement par tous les moyens possibles (transport individuel, ordinateur individuel, logement individuel, lecteur de musique individuel, etc.). Chaque amélioration de notre confort personnel nous désapprend un peu plus à partager l’espace, les ressources, le matériel. Je ne pense pas que l’individualisme soit un bien ou un mal, mais juste la conséquence d’un niveau de confort et de sécurité qui rendent la vie communautaire désuette parce que contraignante et non nécessaire (encore que les attentats de Paris, avec des parisiens ouvrant pour la nuit leur logement à des inconnus en attendant le débloquage des rues, signalant leur appartement-refuge sur les réseaux sociaux, montrent que la solidarité revient naturellement dans la souffrance). Ceci étant, j’observe une dictature du « je » à tous les niveaux, se traduisant dans le besoin de définir (ou plutôt de différencier) de façon précise son identité (sexuelle, politique, religieuse, nationale, etc.), une aspiration obsessionnelle au bonheur et à l’épanouissement personnel, un besoin de reconnaissance et de validation extérieure probablement jamais vus auparavant. On pourrait parler d’un état d’insécurité individuelle permanent, sur-compensé par une attention démesurée portée à soi-même.
Cette dictature du « je » me semble provoquer un nombrilisme exacerbé, avec des gens qui consacrent plus d’énergie à se rêver, à s’inventer, à se définir, donc d’une certaine manière à s’exclure de la masse, qu’à accomplir, à effectuer, et à réaliser. À trop vouloir « être », on oublie de « faire ». Or une identité est une construction culturelle et individuelle, donc quelque chose de facilement manipulable, voire falsifiable, et à trop vouloir « être », on devient poseur, car cette identité de mots n’engage à rien de de plus qu’à une posture. Alors que ce qu’on « fait », l’acte posé, définit une identité de façon beaucoup plus ferme, mais au prix d’efforts bien supérieurs.
La dictature du « je » encourage aussi une réflexivité partielle, à base d’analyse personnelle et de remise en question, mais souvent trop complaisante pour être complète, comme si la réflexion sur soi était stoppée juste avant de devenir insécurisante. Cette tendance est manifeste dans les milieux artistiques nords-américains, un microcosme plein de paradoxes, d’une grande sensibilité (voire fragilité) émotionnelle mais nourri de certitudes simplistes (notamment politiques et écologiques), et en perpétuelle quête identitaire et spirituelle. Mais la tendance s’observe aussi en Europe, avec l’effet loupe et les échanges transatlantiques permis par les media sociaux.
C’est dans ce contexte et dans cette population qu’il est bien important d’affirmer sa différence et sa particularité par la pratique de l’art et l’exercice de sa créativité. « Créativité », encore un mot-poubelle qui veut tout et rien dire. Emprunté au lexique religieux, puisque normalement, seul « Dieu est le Créateur de toute chose », il dit tout de la prétention de celui qui veut se hisser au niveau de créateur/créatif. Il est intéressant de noter que les artistes de la Renaissance ne se voyaient pas comme des créateurs, mais comme des révélateurs de l’œuvre latente qui était déjà dans le marbre ou sur la toile. Ça paraît être une leçon d’humilité, pour l’artiste contemporain, mais lorsqu’on sait combien d’entre eux pensaient leurs mains guidées par Dieu lui-même, on s’abstiendra de louanges trop hâtives.
Aujourd’hui, la créativité, c’est un peu le salut de l’âme en danger de normalité. En pratique, il faudrait distinguer « commettre » et « créer », et définir quelle quantité d’apports extérieurs (éléments copiés ou inspirés d’autrui) on peut tolérer dans une véritable « création ». La création artistique est logée à la même enseigne que l’invention industrielle (« invention » vient encore du vocabulaire religieux et est attesté dès 1270 dans le sens de découverte de reliques, trésors, etc.), il est difficile de réellement inventer quelque chose sans recopier, surtout en 2018. La créativité n’a donc pas, en réalité, tout le lustre qu’on essaie de lui attribuer, et l’aura du créatif est donc essentiellement une posture, voire une imposture.
Thomas Hammoudi donne sur son blog l’équivalence suivante : s’il y a expression personnelle, il y a art. J’ajouterais la proposition suivante : l’artiste n’est pas artiste, il contribue à l’art. Au XIXe s., on aurait dit qu’il sert les arts. « Artiste » n’est pas un état, c’est un projet inachevable. Un véritable artiste ne saurait se contenter de simplement « être artiste ».
Si la véritable création est presque impossible ou du moins à relativiser fortement, si l’artiste devrait se définir en terme de contribution collective plutôt qu’en terme d’identité (ou de spécificité) individuelle, il apparaît urgent de redéfinir la place du « je » dans le paysage culturel. L’artiste a un vrai rôle social à jouer, de par sa sensibilité, sa position souvent marginale, sa vision potentiellement polémique et critique. Mais il faut pour cela dépasser la rhétorique créato-hipster et la quête identitaire stérile pour participer et accomplir, et d’une certaine manière, effectuer une démarche d’inclusion. Or la mode actuelle est à l’invention de soi « en tant que », pas à l’exigence de collaboration significative, qui résulte en des media sociaux puants, saturés de gens manifestement très satisfaits d’eux-mêmes aux auto-biographies pompeuses, mais peu exigeants envers leur personne et leur travail.
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