N’importe qui faisant de la photo sérieusement s’est un jour fait demandé s’il retouchait ses photos. Quand on répond “oui”, la déception est souvent palpable chez notre interlocuteur qui voudrait croire que la belle image qu’il a sous les yeux est un scan de la réalité. Même chez les photographes, les pro et les anti s’affrontent parfois violemment. Je retouche mes photos. Comme n’importe quel appareil photo. Pourquoi ?
#Cas d’école
#Le résultat brut de capteur…
Quand je prends une photo, mon capteur voit ça : (exporté directement en JPEG depuis le format RAW, sans aucune retouche)
Est-ce que c’est beau ? En fait, ce n’est même pas le problème. Ici, la photo, prise de nuit, est complètement illisible : masse sombre massive, peu de détails, on ne voit pas grand-chose.
Est-ce que c’est ce qui s’affiche sur l’écran de l’appareil photo après la prise de vue ? Non. Pourquoi ? Tous les boîtiers d’appareils photos, et même les téléphones, ont un processeur et un micro-logiciel qui appliquent un traitement automatique aux images que vous faites. Ce traitement (contraste, luminosité, profil colorimétrique, ajustement et saturation des couleurs) est pré-programmé sous formes d’algorithmes qui découlent des choix visuels et marketing des équipes d’ingénieurs du constructeur de l’appareil photo. Ces algorithmes ont pour objectif de rendre toute image lisible et visuellement acceptable dans 80 % des cas.
Le problème, c’est que les algorithmes fonctionnent bien seulement dans les cas pour lesquels ils ont été prévus : ils ne s’adaptent pas. Ils ne savent pas si l’image est belle ou non, s’il y a différentes couleurs et qu’il vaut mieux ne pas trop saturer, si la netteté est déjà suffisante et qu’il est inutile d’en rajouter.
#Le résultat par défaut
Le fichier traité par le boîtier ressemble alors à quelque chose comme ça :
La courbe de base est beaucoup trop contrastée, la balance des blancs est fausse, les couleurs sont beaucoup trop saturées dans tous les sens, sans même parler de toutes les hautes lumières totalement jaunes, les ombres sont trop denses et bouchées… Est-ce que je publie cette photo telle quelle puisque, à en croire beaucoup, elle représente “la vérité photographique” ? Soyons sérieux…
#Ma version retouchée
En modifiant à la main le fichier brut de capteur, j’arrive à ceci :
D’abord j’ai atténué le bruit numérique du capteur, parce qu’à 1600 ISO, il est bien visible. Ensuite, j’ai appliqué un profil colorimétrique calibré sur mon appareil. J’ai corrigé la déformation géométrique induite par l’optique et recadré. Et j’ai surtout ajusté les contrastes en récupérant l’information dans les ombres et dans les hautes lumières, et corrigé les couleurs trop saturées pour retrouver une image plus naturelle. Vous avez bien lu, j’ai passé plusieurs heures de retouche pour restaurer l’ambiance naturelle de la prise de vue.
Il faut donc de toute urgence arrêter de croire que le JPEG produit par l’appareil photo est porteur d’une quelconque vérité photographique. Il est déjà le résultat d’une retouche faite par un algorithme. On ne le sait pas, on ne le voit pas, donc on pourrait être tenté de croire que l’image est “authentique”, mais non. Dès qu’une image est lisible par un humain, elle a été interprétée par un logiciel et donc modifiée/retouchée/trafiquée. De plus, ce que voit le capteur d’un appareil photo est très différent de ce que voit l’oeil, car ils sont physiquement différents : leur sensibilité à la lumière est différente (le capteur est linéaire alors que l’oeil compense les hautes et les basses lumières), leur comportement optique aussi. Notamment, la plage dynamique d’un capteur (l’amplitude de luminance que le capteur est capable d’afficher sur une même image) est moitié plus faible que celle de l’oeil (28EV pour l’oeil, 14.9 EV pour les meilleurs capteurs), ce qui signifie qu’une image numérique sera toujours plus contrastée que la réalité.
Pour restaurer un résultat perceptif similaire à la réalité à partir d’une image numérique, il est nécessaire de retraiter l’image pour la rendre vraisemblable à l’oeil et simplement lisible. Ce traitement ne peut pas être automatique (du moins si l’on attend une qualité correcte et reproductible) car chaque image est faite dans des conditions différentes et mettra en évidence l’une ou l’autre des faiblesses techniques du système d’imagerie utilisé. Certains nomment ceci le développement, d’autres la retouche, certains différencient les deux mais la limite est une question de définition historique que les logiciels actuels brouillent jusqu’à la rendre moyennement pertinente…[ref]Chauvignat, O. (2015, 3 Novembre). Quelle est la différence entre Développement et Retouche ? Récupéré depuis http://www.olivier-chauvignat-workshops.com/tutoriels/difference-entre-developpement-et-retouche. Mis en ligne le 9 janvier 2009.[/ref]
La retouche photo n’est pas exclusivement de la transformation de mannequin en bombe anorexique ou du lissage de rides. Retoucher une photo depuis un fichier RAW (brut de capteur), c’est d’abord repartir de la matière d’origine pour prendre la main sur chaque artifice qui va lui être ajouté. C’est éviter de laisser Canon ou Nikon faire la photo à sa place. Ceci est particulièrement important en photo de paysage car les algo de traitement sur boîtier ont tendance à renforcer systématiquement le contraste, or le contraste est déjà très élevé en extérieur, donc on est sûr de perdre l’information dans les hautes et dans les basses lumières. Le traitement manuel depuis le RAW permet alors une retouche plus nuancée et la récupération des forts contrastes.
Dans tous les cas, une image est une construction de toute pièce.
#Quid de l’argentique ?
Ceux qui pensent que la pellicule argentique était authentique, vraie ou je ne sais pas quoi de grand et d’absolu, sachez que les photos argentiques étaient elles aussi retouchées, par des gens de grand talent. Aux débuts de la photo, il n’était pas rare de voir des blancs rehaussés à la gouache sur le tirage papier, voire des contours redessinés au fusain ou même de la neige ajoutée à la peinture. Pour corriger la peau, on grattait directement la pellicule ou on crayonnait les plaques photos[ref]Richards, T. (2015, 23 août) : Victorian Photoshop Anyone ? [Article de blog]. Fourtoes. Récupéré depuis http://fourtoes.co.uk/iblog/?p=9765[/ref]. Et pour les couleurs, c’était directement à l’encre sur le négatif.
Les tireurs faisaient des merveilles en exposant plus ou moins certaines partie de la pellicule (dodge and burn par masquage). C’était nettement moins démocratique que Photoshop, mais c’était trafiqué quand même.
Voir cet article pour des exemples historiques et la vidéo ci-dessous pour la méthode, sortie à l’occasion des 25 ans de Photoshop et montrant les artifices de développement argentiques dont le principe a été réutilisé par Photoshop :
On sait aussi que, dès les années 1930, l’URSS a fabriqué des photo-montages, faisant disparaître Lénine de plusieurs photos et apparaître Staline sur des images où il ne se trouvait pas. En réalité, le photomontage a été inventé dans les années 1850 et l’un des premiers montage attesté date de 1857, 17 ans après l’invention du daguerréotype et 10 ans après l’invention des premiers négatifs… (Voir cet article) Bref, la photo numérique n’a rien inventé, tout au plus a-t-elle mis ces méthodes à la portée du plus grand nombre.
#De la vérité en photographie
La vérité photographique est la scène réelle qui se déroule devant le photographe. Le photographe en fabrique une image par un procédé technique visant à capturer la lumière. Examinons ce procédé :
La lumière traverse un objectif formé de 3 à 15 lentilles de verre optique ou de fluorite. Au cours de ce voyage à travers les milieux optiques, une partie de la lumière est absorbée (en moyenne 2 EV pour une focale fixe). De plus, les lentilles créent des déformations géométriques (effet barillet), des aberrations chromatiques plus ou moins marquées (l’indice de réfraction d’un milieu optique varie suivant la longueur d’onde de la radiation transmise, donc suivant la couleur de la lumière, on peut donc obtenir dans certains cas une séparation de couleurs générant des franges pourpres ou vertes sur les contours des objets). L’image est-elle conforme à la vérité ? Pas exactement.
La lumière est ensuite piégée sur un capteur photo-électrique qui transforme une quantité de photons (lumière) en une quantité d’électrons (courant électrique). D’un capteur à l’autre, les propriétés changent beaucoup : sensibilité aux basses lumières, réponse au contraste (plage dynamique), réponse à la saturation… Dans tous les cas, la réponse du capteur à la luminosité diffère de celle de l’oeil humain (l’oeil compense, le capteur est linéaire). De plus, le capteur génère du bruit, c’est à dire des valeurs de luminance et de chrominance incohérentes sur certains pixels, se produisant de façon aléatoire et imprévisible. L’image formée par le capteur est-elle la vérité ? Certainement pas !
Le courant électrique (prenant des valeurs continues) est converti en informations numériques (prenant des valeurs discrètes) par une conversion analogique-numérique. Le principe des cette conversion repose sur un échantillonnage : alors que le courant électrique de base peut prendre une infinité de valeurs continues sur un domaine caractéristique (en général, de 0 à 20 mA), l’information numérique ne peut prendre que 256 valeurs en codage 8 bits (utilisé par le format JPEG) ou 16 385 valeurs en codage 14 bits (utilisé par le format RAW Nikon) ou 4 294 967 297 valeurs en codage 32 bits (utilisé par les formats HDR hors caméra). Donc le simple fait de convertir un signal électrique en données digitales génère une perte de signal. L’image formée est-elle conforme à la vérité ? Vraiment pas.
L’image numérique est affichée sur un écran. La plupart des écrans grand-public sont en fausses couleurs, c’est à dire configurés en sortie d’usine pour accentuer le contraste et la saturation des couleurs, pour des images plus “flatteuses”. C’est la raison pour laquelle les professionnels de l’image doivent calibrer leur écrans, afin de retrouver un rendu neutre. De plus, la technologie LCD/LED passe par une synthèse additive des couleurs à partir de 3 couleurs primaires (rouge, vert, bleu pour RGB). Or ce même principe peut générer des cassures de tons dans les couleurs secondaires (jaune, cyan, magenta) et donc une limitation de l’étendue des couleurs qu’un écran peut afficher (le gamut) d’où une perte de détails dans les couleurs secondaires. L’image affichée est-elle conforme à la réalité ? Non. Juste non.
On vient donc de montrer que, techniquement, une image est une altération de la réalité par un système opto-électronique. Mais c’est en fait tout le travail du photographe qui altère la réalité :
La scène réelle se déroule à 360 ° autour du photographe. Or une image formée par un objectif de 50 mm monté sur un boîtier plein-format ne peut capturer qu’un champ de 46 ° sur la diagonale du capteur, soit 12 % de la scène réelle. Il y a donc un choix arbitraire effectué sur la fenêtre spatiale utilisée, ces 12 % d’espace que le photographe va montrer sur son image : l’espace est le premier mensonge du photographe.
La scène réelle se déroule dans le temps de façon continue. Or l’image capturée par le photographe va représenter entre 1/8000e de seconde et 1 minute de ce temps. Il y a donc là encore un choix arbitraire sur la fenêtre temporelle choisie par le photographe sur son image. Le temps est le second mensonge du photographe.
La scène réelle se déroule sous un certain éclairage. Or un éclairage naturel ou artificiel, proche du lever du soleil ou du zénith, directionnel ou homogène, ne donnera pas les mêmes teintes à la scène, ne favorisera pas les mêmes couleurs et surtout va complètement redessiner les contours et les volumes (notamment pour les visages) tout en modifiant l’ambiance générale. La vérité photographique est-elle un éclairage naturel ? Artificiel ? De dessus ? De côté ? Le choix de l’éclairage est le troisième mensonge du photographe.
Tous ces choix découlent simplement du regard du photographe, du message qu’il cherche à faire passer à travers l’image. En cohérence avec cet objectif de communication, il retraite souvent son image sur ordinateur ou sur l’agrandisseur de façon à rendre de message plus clair et plus lisible. La vérité photographique est-elle la scène réelle, que tout le monde aurait vu s’il avait été présent sur place, ou la partie de cette réalité que le photographe a voulu montrer et mettre en valeur, en l’interprétant avec son propre regard et sa propre compréhension du monde ?
Retoucher une image n’est pas différent de créer un décor, maquiller, costumer ou coiffer un modèle, ajouter ou retirer des éclairages ou même repositionner des éléments matériels sur l’image : dans tous ces cas, il s’agit d’une manipulation du réel dans un but précis de communication visuelle, basée sur des codes socio-culturels communs, que cette modification soit hardware (matérielle) ou software (logicielle). Où se situe la vérité photographique dans ce contexte ? Peu de femmes sortent de chez elles sans maquillage, est-ce qu’on considère qu’elles sont elles-mêmes (au sens de l’expression de leur identité et de leur personnalité) avec cette modification volontaire de leur apparence ou qu’elles sont juste trafiquées avec cet artifice et qu’elles devraient rester telles que leur parents les ont conçues ?
#Conclusion
La retouche fait partie intégrante de l’image : que ça soit pour compenser les défauts du système d’imagerie ou pour approfondir l’idée de base en amont de la prise de vue, elle est de toute façon apparue en même temps que la photo.
Une image ne sera jamais la réalité, et elle n’a pas vocation à l’être. C’est une opinion de son auteur, une interprétation de la réalité. La retouche est un outil comme un autre pour parvenir au résultat visuel désiré. 99 % des photographes qui se vantent de ne jamais retoucher leurs images font passer leur incompétence en retouche pour une quête d’authenticité. D’ailleurs, pour autant que je sache, la plupart des grands photographes ayant débuté en argentique et qui sont à présent passés au numérique ont également fait le saut vers Photoshop. Pourquoi se priver des avantages de son époque ? Surtout quand l’essentiel des outils offerts par Photoshop ne font rien de plus que de transférer des techniques héritées de la chambre noire et de développement photochimique dans le monde numérique.
Le moyen n’a aucune importance. On sait qu’une peinture part d’une toile blanche et parvient à une image de façon entièrement artificielle. Pourquoi accepter de se laisser mystifier par la peinture et refuser l’artifice en photo ?
#Poursuivre vos lectures
Je vous conseille l’article de André Gunthert, "Sans retouche". André Gunthert est chercheur et maître de conférences à l’EHESS, où il dirige le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic), et fondateur de la revue Études photographiques.
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