Une fois n’est pas coutume, un article matériel (mais pas que) consacré à une question habituelle : quelle focale choisir pour le portrait ?
#Théorie et cas idéal
Revenons dans les années pré-numériques, quand les photographes connaissaient leur métier et devaient investir 1 an de revenus en matériel. Dans les studios des photographes de mode et des photographes haut de gamme, on travaillait avec des appareils photo moyen format à objectifs interchangeables, soit des Hasselblad 6×6 cm, soit des Mamiya 6×7 cm. De telles dimensions de pellicule offrent des transitions tonales délicieuses et une texture superbe, avec beaucoup de netteté (puisqu’on a à peine besoin d’agrandir pour faire un tirage format magazine). On est loin des pellicules 36×24 mm des réflexs de la même époque (format appelé à tort « plein format »).
En général, on estime qu’il faut environ 3 m de distance entre l’appareil photo et le sujet pour obtenir une image non déformée par la projection sur un capteur plan, ce qui est souhaitable pour conserver les proportions du visage.Voyons ce qui se passe sinon : (vu de dessus)
On dispose deux marqueurs de référence de même dimension, pivotés de façon à ce que leur normale passe par le centre de la lentille. Ils interceptent donc le même angle de champ. Pour le marqueur central, aucun problème. Cependant, le visage est un élément volumique dont la lentille forme une image sphérique. Sur le côté du visage, le même angle de champ intercepte un arc beaucoup plus grand de l’ellipse qui représente le visage. Pourtant, sur le capteur, les images (en gris) des deux marqueurs de référence ont la même longueur.
Si l’on effectue la projection plane (dans le plan du capteur) de l’arc intercepté (en ligne pointillée verte), on se rend bien compte de la proportion entre la zone centrale et la zone latérale. Si cette proportion était respectée, l’image sur le capteur serait une mise à l’échelle (au facteur de grossissement de la lentille près) de la projection plane. Pour ce faire, il faut diminuer l’angle de champ intercepté par les marqueurs de référence, donc s’éloigner du sujet. Et pour remplir le cadre du capteur en s’éloignant, il faut augmenter le grossissement de la lentille, donc sa longueur focale.
Ici, on dilate la zone centrale du visage, et on contracte les bords, pour un effet « gros nez ». Voici ce qui se passe en image (buste à 50 mm en plein format) :

La même fille à 85 mm en APS (angle de champ équivalent 105 mm en plein format) :

On choisit donc sa longueur focale pour obtenir le cadrage désiré (visage en gros plan, portrait aux épaules, plan américain, portrait en pied). En moyen format, les focales minimales correspondantes sont les suivantes :
- visage en gros plan : 250 mm (généralement : F/4.5 à F/5.6)
- buste : 180 mm (généralement : F/4.5)
- plan américain : 150 mm (généralement : F/4.5)
- portrait en contexte (avec inclusion de l’environnement) : 127 mm (généralement : F/3.5)
- portrait en pied : 90 mm (généralement : F/3.5) ou 80 mm (généralement : F/2.8)
On peut bien évidemment prendre une focale plus longue et simplement reculer pour inclure plus d’élément dans le cadre.
Ces « standards » ont prévalu des années 1960 aux années 1990 dans la publicité, les magazines et la photo d’art, et durablement modelé notre culture de l’image et de l’esthétique du portrait, par la force de l’habitude. En effet, les focales les plus longues produisent un flou d’arrière-plan plus fondu (même ouverts à f/5.6 ou à f/8) et permettent une meilleure séparation entre le sujet et le fond. Or il suffit de visiter les réseaux sociaux de photo pour se rendre compte à quel point le flou d’arrière plan est apprécié et recherché…
#Pratique et cas non idéaux
En pratique, le moyen format est rapidement coûteux, gros, lourd, et un objectif de 250 mm pèse assez vite 2 kg. De plus, la distance minimale de mise au point est de l’ordre de 5 à 10 fois la longueur focale, ça veut dire que vous ne pouvez rien photographier à moins de 2 m de distance avec un 250 mm. Ça manque cruellement de souplesse à l’usage.

Pour la plupart des photographes, aujourd’hui, le format de référence est le 36×24 mm (plein format), qui permet des appareils photo réflex beaucoup plus petits et réalistes, pour une perte de qualité acceptable. Dans ce format, les focales deviennent alors :
- visage en gros plan : 105 ou 135 mm (généralement : F/2)
- buste : 85 mm (généralement : F/1.4)
- plan américain : 50 mm (généralement : F/1.4 à F/1.8)
- portrait en pied : 35 mm (généralement : F/1.4 à F/2)
Qu’est-ce qu’on y gagne ? Des objectifs plus petits, moins lourds, et une mise au point minimale à 0.8-1 m pour le gros plan, à cadrage égal. En effet, pour avoir à peu près le même cadrage (vu que le format d’image n’est pas identique) et le même niveau de flou d’arrière plan, on doit diviser la focale et l’ouverture par 2.
Vous réaliserez avec l’expérience, si ça n’est pas déjà fait, que la « praticabilité » du matériel photo est aussi importante que sa qualité objective (la qualité d’image). Or :
il se trouve que les objectifs 105 et 135 mm (a fortiori 200, 300, 400 mm) sont des monstres de 1 à 3 kg, et que vous n’avez pas envie d’en promener 3 dans votre sac photo pour une longue période. Même si c’est possible, ça n’est pas drôle. Ils sont aussi assez chers (1000 € minimum). Pour cette raison, les photographes limités en budget n’ont pas hésité à s’approprier le 50 mm F/1.4 comme optique à portrait, y compris pour les gros plans, puisqu’elle permet tout de même une excellente séparation fond/sujet à pleine ouverture. Reste alors à jouer de façon intelligente avec la déformation ansi créée (ça n’est pas toujours facile).
plus la focale est longue, plus le fond est flouté et plus la profondeur de champ est réduite. Ça veut dire qu’à focale longue (disons 200 mm), pour avoir plus que les cils nets, il va falloir fermer au moins à F/4 ou F/5.6, donc perdre pas mal de lumière. Si l’on considère qu’à main levée, pour limiter le flou de bouger, on doit utiliser un temps d’exposition environ égal à 1/(chiffre de la focale), soit 1⁄200 s à 200 mm, monter en focale équivaut à monter en ISO, donc à faire grimper le bruit, donc avoir un beau bokeh plus bruité, ce qui est un peu idiot. De plus, le bokeh ultra-crémeux est un artifice sur-abusé qui a tendance à rendre le photographe paresseux en ignorant la composition (puisque le fond est fondu-effacé). C’est vu et revu, et assez lisse. Et bien souvent, le bokeh se transforme un un gros fromage de couleurs molles qui donne la nausée.
on dézoome d’abord avec ses pied (en reculant), et en studio, on ne peut pas reculer plus loin que le mur du fond. Les focales incroyablement crémeuses (200 mm et plus) deviennent donc rapidement inutilisables, sauf à vouloir faire des gros plans extra-larges. Les focales extra-longues sont donc à réserver à l’extérieur, soit pour leur propriétés esthétiques (si on a le choix) soit quand le sujet est éloigné (si l’on est un paparazzi).
pour des portraits en contexte (imaginez un artisan dans son atelier), on peut souhaiter inclure le fond dans l’image. Pour ce faire, des focales raisonnablement courtes sont nécessaires (35 à 50 mm).
en règle générale, toutes marques confondues, les objectifs plein format les plus nets sont des 85 mm, avec quelques rares exceptions pour les objectifs Zeiss (que leur prix met probablement hors de votre portée si vous lisez ces lignes) à 55 mm et 135 mm suivant les appareils photo. Ensuite, toujours en règle générale, plus on s’éloigne de 85 mm (au dessus comme en dessous), plus la netteté diminue. Si la netteté est la priorité, le choix est vite vu, d’autant que le 85 mm est très polyvalent en portrait.
- les objectifs 105 et 135 mm sont en général des conceptions des années 1990 (Nikon vient seulement de mettre à jour son 105 m en 2017), fatalement un peu moins bons que des 50 et 85 mm qui sont renouvellés plus régulièrement. Moins bons signifie moins nets, avec plus d’aberrations chromatiques. Mais ça c’est la théorie, parce qu’en pratique…
méfiez-vous des objectifs F/1.4. F/1.4 signifie que le diamètre du diaphragme ouvert à fond est égal à la longueur focale divisé par 1.4, donc plus le chiffre F/x est petit, plus le diamètre de l’objectif est grand, donc plus l’objectif est lourd, cher, et gros. De plus, ces objectifs à grande ouverture sont généralement utilisables correctement seulement à partir de F/1.8 ou plus pour avoir une profondeur de champ suffisante avec un contraste local acceptable. On peut se demander alors pourquoi payer le supplément si c’est pour l’utiliser comme un F/1.8.
méfiez-vous des objectifs hyper nets. Si vous faites de la photo de mode, avec des vêtements ou des bijoux, ou de la photo « beauté » avec des maquillages artistiques, là d’accord. Mais en portrait simple, plus de netteté, ça veut surtout dire pouvoir compter les boutons (voir ci-dessus) donc plus de temps à retoucher les problèmes de peau. Du coup vous payez plus cher un objectif incroyable qui va rallonger votre temps de retouche : c’est du mauvais business. Quelles que soient les conneries qu’on lit sur les forums (où la seule qualité connue d’un objectif est son « piqué »), pour du portrait, des objectifs « un peu mous » des années 1990 sont très bien, considérablement moins chers (surtout d’occasion), et souvent plus petits et mieux construits (made in Japan, alors que les objo récents sont made in China) que les monstres actuels.
méfiez-vous des conseils. Comme d’habitude, les forums sont pleins de gens sûrs d’eux qui investissent des sommes folles en matériel pour faire des photos nulles. Quand je regarde mon portfolio, mes meilleures photos ont été faites avec des appareils anciens (Pentax K1000, Nikon FM) ou milieu de gamme (Nikon D5300) et des objectifs d’entrée-milieu de gamme (35 mm DX F/1.8, 85 mm F/1.8). Le matos plus pro fait une différence seulement si vous devez des photos à quelqu’un (travail commissionné par un client), et que vous voulez de fiabilité supplémentaire.

#Notes personnelles
Considérations plus subjectives :
les zooms, c’est le mal. Les bons zooms sont très chers, gros et lourds, donc désagréables. Les zooms abordables sont d’une qualité épouvantable, et n’ouvrent en général pas au dessus de F/3.5-5.6. On peut argumenter qu’un seul zoom pèse tout de même moins lourd qu’un lot de 35-50-85 mm. Mais je trouve personnellement que le zoom est un facteur de distraction plus qu’une aide, car c’est un paramètre supplémentaire à régler. De plus, si je travaille à une certaine focale, c’est pour son rendu particulier. Le zoom peut être pertinent en photo de sport ou animalière, mais en portrait, je ne vois pas l’intérêt : on a a priori le temps de cadrer, et il suffit d’avancer ou de reculer pour zoomer ou dézoomer.
90 % de mes photos sont faites à 50 mm ou à 85 mm quand je travaille en plein format, et à 35 mm ou 85 mm en APS. J’ai des objectifs 35 mm F/2 et 135 mm F/2, je les utilise plus rarement (le monstrueux 135 mm, seulement en studio ou en extérieur quand je suis motivé).
en sortie photo ou session portrait à l’extérieur, je n’emmène qu’un voire deux objectifs. D’abord, par expérience, parce que quand j’en emmène plus, au final je ne m’en sers que de deux maximum, et parce que c’est le thème du shoot qui définit la focale. Ensuite parce que trimballer du poids, c’est fatiguant, et qu’après 2h, on subit l’équipement au lieu de se concentrer sur la photo. Enfin parce qu’avec l’expérience, j’arrive à travailler sous contrainte, et que je peux m’en sortir avec à peu près n’importe quel matériel qui me tombe sous la main.
la course au bokeh, c’est de la paresse : on vire l’arrière-plan pour ne pas avoir à le gérer. Laissez le flou artistique aux pictorialistes, ils sévissaient il y a 100 ans et il est plus que temps d’avancer. Donc pas besoin de se ruiner avec des focales ultra longues et/ou qui ouvrent ultra large. Pour un mariage, j’avais loué un 35 mm F/1.4 (600 g), si c’était à refaire, j’y serais allé avec mon vieux 35 mm F/2 (285 g). Le meilleur matériel, c’est celui qui se fait oublier…
#Conclusion
Un équipement plus réduit, c’est un équipement plus facile à vivre et plus fun. Déjà c’est moins de souci pour choisir, ensuite c’est moins de distraction pendant le shoot, et enfin c’est moins de fatigue à porter. Et de toute façon, vous finirez par n’utiliser que vos 2 objectifs préférés. Les focales les plus faciles à vivre sont les 50 et 85 mm (pas trop chères, pas trop grosses, pas trop lourdes, polyvalentes, bonne qualité). Pour des effets plus spécialisés, les 105 et 135 mm peuvent être intéressants, mais c’est aussi une forme de triche car ils sont plus chers et permettent de planquer son manque d’idée derrière une esthétique « qui fait pro ».
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